L'œuvre de Yannick Haenel ne cesse de créer des ponts entre la littérature, la philosophie, la peinture et l'histoire. Dans cet échange inédit, conduit par le journal AOC, l'auteur associé de l'édition 2024 du festival Jardins d'hiver revient sur ses multiples engagements, guidé par sa passion pour la littérature.
Depuis la publication de votre premier livre, la scène littéraire française s’est profondément transformée. Quel regard rétrospectif portez-vous sur ces évolutions ?
Yannick Haenel : Le champ littéraire s’est affreusement normalisé ; l’effondrement de la trésorerie éditoriale en est l’une des causes, mais aussi un certain formatage qui s’est mis à affecter les tentatives d’écriture. La production romanesque, en particulier, semble obéir de plus en plus, en France, à des prescriptions, à des codes, voire à des recettes qui l’appauvrissent. J’ai parfois aussi l’impression que peu d’écrivains prennent des risques ; ils se contentent de répéter leur geste et craignent de faire des vagues. Résister à ce mouvement d’uniformisation est encore à mes yeux l’objet de tout acte de littérature ; mais les coordonnées de l’avant-garde étant caducs, l’expérience poétique — au sens large de « dimension intérieure du langage », comme dirait Michel Foucault — ne peut s’affirmer que depuis une grande solitude.
La société a définitivement assimilé la littérature aux produits culturels interchangeables, la vidant de toute singularité. L’aspect heureux de ces transformations, c’est l’extension démocratique de la pratique littéraire : il m’est arrivé de participer à l’aventure des ateliers d’écriture, notamment à l’Atelier des écritures contemporaines de La Cambre, à Bruxelles (devenu le Master en Textes et création Littéraire) d’où des singularités nouvelles n’ont cessé de surgir.
J’aime l’émergence de cette jeune littérature qui ne choisit plus entre les genres : quand par exemple Laura Vazquez, que j’invite au festival Jardins d’Hiver écrit, elle déborde les territoires du « roman » et de la « poésie », et ce débordement coïncident à mon sens avec les préoccupations politiques et sexuelles les plus contemporaines quant à la redéfinition des identités et des appartenances.
Les festivals se sont multipliés, comme les rencontres et lectures publiques, beaucoup d’écrivains y consacrent désormais une partie importante de leur temps. Qu’allez-vous y chercher ? Comment ménagez-vous de la place pour l’écriture dans des calendriers aussi denses ?
Yannick Haenel : Il y a les festivals, auxquels je suis fidèle car je les vis comme des engagements politiques où la littérature se donne à vivre comme échange et comme inscription dans une communauté vivante : celles des autres écrivains, celle des lectrices et lecteurs, celle d’un monde culturel qui résiste comme il le peut à l’épaississement général de la sensibilité.
Et puis il y a les librairies, que j’ai toujours beaucoup fréquentées comme lecteur, comme acheteur boulimique de livres. Lorsque je publie un livre, j’ai la chance d’être sollicité par des libraires pour venir le présenter dans leur librairie ; ces rendez-vous avec les lectrices et les lecteurs sont devenus au fil des années une partie de mon travail. J’y attache une importance scrupuleuse : le livre écrit se met à vivre à travers moi quand j’en parle, et à travers les lectrices et lecteurs quand nous dialoguons. Je cherche ce feu-là, et les entretiens en librairie sont le lieu d’un questionnement passionné qui prolonge l’expérience de l’écriture.
Je conçois la « rencontre en librairie » comme un acte : parler de son rapport avec l’écriture est en soi une chose passionnante, mais c’est aussi une sorte de performance de parole qui implique d’ouvrir son livre aux autres. Cet acte se révèle dans mon cas la continuation logique de ce que j’écris, qui est travaillé par la dénudation, par la tentative de réduire la distance entre la vie et le langage et par le souci de transmettre poétiquement des états d’intensité.
Alors, continuer à écrire durant ces périodes très denses de festivals et de librairies (qui s’accompagnent en plus de sollicitations journalistiques, entretiens ou autres) est parfois difficile car on n’a plus à disposition ces grandes plages de temps nécessaires à l’immersion dans l’écriture ; mais comme je m’arrête rarement d’écrire, je passe alors à un autre régime d’écriture, plus à l’arrache, plus furtif, sur des carnets, dans les trains et les cafés, par poussées d’intensité. Et il m’arrive de me lever très tôt le matin si j’ai envie d’écrire avant de commencer une journée dont je sais qu’elle sera trop dispersée pour que je puisse y inclure des heures à ma table de travail.
Vous avez longtemps pris une part importante dans la vie d’une revue, Ligne de risque. Dans quelle mesure la littérature est-elle aussi pour vous un sport collectif ?
Yannick Haenel : Les revues me passionnent car elles échappent au formatage et relèvent de l’enthousiasme, c’est-à-dire de la passion gratuite. Faire une revue, c’est se dévouer au feu de la littérature, c’est-à-dire au désir qu’on a d’elle. C’est un engagement passionnel. C’est là que ça a toujours eu lieu, de l’Athenaeum (Novalis, les frères Schlegel) à Tel Quel (Sollers, Kristeva, Pleynet) en passant par Documents (Bataille, Leiris), l’Internationale situationniste ou La Revue de littérature générale (Alféri, Cadiot) ou Tiqqun (le Comité Invisible).
Pour moi, la littérature ne se limite pas au roman, elle est une forme de pensée qui s’ouvre à toutes les sphères du langage ; en ce sens, elle est vivante et collective. Les écritures se parlent, elles dialoguent.
J’ai effectivement fondé la revue Ligne de risque avec François Meyronnis en 1996 : nous avons tenté d’établir un pont entre littérature et pensée, en mettant l’accent sur la philosophie et l’histoire des religions, qui nous semblaient travailler de l’intérieur toute littérature. Michel Foucault disait que la littérature est la « grande étrangère » au sens où, selon lui, elle « manque à toute insertion ». Je pense comme lui : en elle, l’inassimilable, l’irréductible et l’impossible se donnent à entendre, pour peu qu’elle s’ouvre à ce qu’il en est de la pensée.
Petite précision : je ne fais plus partie de Ligne de risque ; François Meyronnis continue la revue de son côté. Je fonde quant à moi, aux éditions Gallimard, une nouvelle revue, intitulée Aventures, qui prend la place deL’Infini dont la publication a trouvé son terme à la mort de Philippe Sollers. Aventures paraîtra deux fois par an, le premier numéro est pour début avril ; et vous verrez que pensée et poésie s’y affirment avec effervescence.
Êtes-vous curieux de la littérature qui vous est immédiatement contemporaine ou accordez-vous davantage de temps à lire et relire des textes plus anciens ?
Yannick Haenel : Je lis énormément de littérature contemporaine ; j’ai beaucoup d’ami(e)s qui publient des romans. Je suis un lecteur vorace, infatigable, de romans, de poésie, d’essais. J’aime par exemple fidèlement les livres de Gaëlle Obiégly, de Bertrand Schefer, de Jean-Christophe Bailly et de Marie Darrieussecq, ceux de Lazlo Krasznahorkai et d’Olga Tokarczuk. Encore une fois, si j’ai invité Laura Vazquez au festival Jardins d’Hiver, c’est tout simplement parce qu’en lisant Le Livre du large et du long, j’ai eu un choc. Un écrivain qui se couperait de la lecture de ses contemporains s’enfermerait dans le tombeau de son narcissisme, c’est-à-dire dans sa limite.
Comme je dirige la revue Aventures, et qu’elle s’articulera bientôt à une collection de littérature contemporaine, je convertis aussi cette soif de lectures en possibles actes d’édition.
Autre caractéristique de l’évolution du monde littéraire, une certaine mondialisation. Comment l’appréhendez-vous ?
Yannick Haenel : Je connais mal les littératures des autres continents, mais je lis beaucoup de littérature italienne, allemande et anglo-saxonne. Ce qui m’intéresse, c’est par exemple ce qu’ont inventé W.G. Sebald ou Maggie Nelson dans le domaine de l’hétérogénéité. Je tiens Les Anneaux de Saturne et Les Argonautes pour de grands livres. Le label « roman » — et l’économie très française et autocentrée qui la sous-tend — me paraît une chose très provinciale. J’aime les livres hybrides, qui mettent la fiction à l’épreuve du réel, et l’inverse ; et qui n’hésitent pas à penser. Mon « écrivain » préféré, celui dont je lis tout, est italien, il écrit de la philosophie politique (mais pas que) : Giorgio Agamben.
Nous parlons beaucoup de littérature depuis le début de cet entretien mais elle n’apparaît pas pour vous coupée des autres domaines de création. Vous accordez en particulier beaucoup d’attention à la peinture…
Yannick Haenel : Écrire de la littérature ne va pas sans une ouverture à l’ensemble des discours. J’écris une chronique hebdomadaire depuis 2015 dans Charlie Hebdo : depuis 9 ans, j’y parle de politique, de poésie, d’art contemporain. J’ai suivi le procès des attentats de janvier 2015 pour Charlie, et cette expérience d’immersion a été pour moi une manière de m’engager mais aussi un acte de littérature : comment mobiliser du langage face à la violence, c’est une des questions les plus vertigineuses.
Et puis, c’est vrai, depuis plusieurs années, je me passionne pour l’écriture de la peinture. J’ai passé beaucoup de temps à écrire sur le Caravage, et je viens de publier un livre, Bleu Bacon, qui rend compte de la nuit que j’ai passée, seul, au centre Pompidou, avec quarante-deux tableaux de Francis Bacon. Là encore, une expérience d’immersion est à l’origine de l’écriture.
La peinture, classique ou contemporaine (car je vais beaucoup dans les galeries), exige de nous une concentration qui nous arrache à cette inattention programmée qui ne cesse de réduire les facultés de notre regard. Bientôt, si nous ne répliquons pas personnellement à cette emprise sur nous des images toutes faites, nous ne parviendrons plus à exercer notre regard : voir de la peinture, laquelle ne relève pas du régime de l’image mais d’un langage, est un acte de pensée sensible, une expérience qui renouvelle mes manières de voir et de comprendre.