Quelle vision de l'Europe avait Paul Ricœur ? Le philosophe du dialogue avec les autres pensées a plusieurs fois écrit sur l'Europe.
A l'occasion des rencontres Paul Ricœur qui se tiendront les 21 et 22 novembre aux Champs Libres et des Dialogues Européens qui leur succéderont du 29 novembre au 1er décembre, Jérôme Porée, professeur de philosophie émérite de l'Université de Rennes et qui a été l'élève de Ricoeur, répond aux questions d'Arnaud Wassmer.
Paul Ricœur (1913-2015) a éprouvé les conflits européens du XXe siècle dans son histoire personnelle. Son père a été tué à la bataille de la Marne en 1915 et lui-même a été fait prisonnier en Allemagne de 1940 à la Libération. Des années durant lesquelles il apprend plusieurs langues étrangères et parvient à se procurer quelques grandes œuvres de la… culture allemande. En quoi cette histoire a-t-elle influencé sa vision de l'Europe ?
La guerre constitue en effet l’arrière-plan de toute la réflexion de Ricœur sur l’Europe. Son problème est de savoir comment l’ennemi d’hier peut être l’ami de demain. Aussi la « vraie Allemagne » n’était-elle pas à ses yeux celle des gardiens et des bourreaux : elle était là, dans cette culture, dans ces livres écrits par des philosophes et des poètes.
Il admirait les institutions européennes mais, selon lui, l’union européenne n’avait aucune chance de réussir sur le plan institutionnel, si elle ne s’appuyait pas sur une culture commune. L’Europe était à ses yeux une grande idée et non seulement un grand marché, une communauté d’esprit et non seulement une association d’intérêts.
" Comment concilier unité et diversité ? C'était vraiment son problème".
Était-ce une manière de penser la devise de l'Union Européenne : « Unie dans la diversité » ?
Comment concilier unité et diversité ? C'était vraiment son problème. Il proposait pour le résoudre trois « modèles », comprenons trois conditions de possibilité de l'Europe à venir : la traduction, l'échange des mémoires et le pardon.
La traduction était pour lui le modèle le plus approprié à l'espace européen parce que la diversité linguistique y est un fait indéniable. Mais il insistait sur le fait que les langues ne constituent pas des systèmes clos. Des transferts de sens sont possibles entre elles ; ils permettent à chaque locuteur d’habiter ou d’accueillir chez lui la langue de l’autre en un geste d’ « hospitalité langagière ».
Il en va de même des cultures, malgré les obstacles que constituent alors la mémoire et le récit des souffrances endurées, qui tendent à enfermer chaque communauté dans ses propres souvenirs et à nourrir le ressentiment et l’esprit de vengeance.
Il s’agit alors de construire un récit commun...
Oui, et l’on arrive ainsi au deuxième modèle donc à la deuxième condition de l’Europe à venir, celui de l’échange des mémoires. Il s’agit alors d’assumer en imagination l’histoire de l’autre à travers les récits de vie le concernant.
Cela ne serait pas possible cependant – Ricœur insiste beaucoup sur ce point – sans la médiation des historiens. C’est à eux justement qu’il appartient d’élaborer un récit commun, acceptable par les uns comme par les autres.
Pas simple dans une époque marquée par le repli sur soi d'une partie des populations, et par le refus parfois de poser un regard critique sur les pages sombres de l'histoire...
C’est vrai, et Ricœur lui-même le reconnaît, une telle entreprise a un prix : le retour critique de chacun sur ses propres traditions. Mais c’est le prix à payer pour une conception ouverte de l’identité culturelle, qu’il oppose à une conception « arrogante » et « figée » qui se trompe d’ailleurs sur elle-même lorsqu’elle s’invente une tradition pure de tout mélange et de tout changement.
Une manière d'articuler le passé et le présent ?
Oui, mais aussi le passé et l’avenir. C'est un thème cher à Ricœur : le passé est riche de promesses inaccomplies. Il nous appartient de libérer l’espérance qu’il portait et que le cours ultérieur de l’histoire a trahie. Le pardon s’inscrit dans la même perspective. Il est d’ailleurs porté lui aussi par une espérance : celle que l’homme coupable du pire reste capable du meilleur.
Il n’avait pourtant aucune naïveté. L’Europe était pour lui une tâche infinie. Aussi était-elle à la fois son espérance et son inquiétude.
Les rendez-vous aux Champs Libres
L'expérience de l'injustice - Rencontres Paul Ricœur 2024
Temps fort
21/11/24 à 14h
Auditorium
Gratuit