La Nuit au Musée de Laurent Lefeuvre : "Je partage la nuit avec les siècles"

Écrit par : Laurent Lefeuvre

Licence : TDR

Publié le : 29/06/23

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Une illustration du dessinateur Laurent Lefeuvre devant la statuette Brigitte du Musée de Bretagne.
Laurent Lefeuvre, Nuit au Musée, TDR Une illustration du dessinateur Laurent Lefeuvre devant la statuette Brigitte du Musée de Bretagne.

Le 13 mai 2023, à l'occasion de la nuit des Musées, l'auteur de BD Laurent Lefeuvre, créateur du super héro Fox-Boy, a passé la nuit entière au Musée. Pour le Mag, il nous relate cette expérience atypique et inspirante.

Une illustration du dessinateur Laurent Lefeuvre devant la statuette Brigitte du Musée de Bretagne.
Laurent Lefeuvre, Nuit au Musée, TDR Une illustration du dessinateur Laurent Lefeuvre devant la statuette Brigitte du Musée de Bretagne.

Minuit.
On y est.
Les derniers visiteurs sont partis.

C'était la foule de grands soirs, celle où tous les âges sont représentés. J'entends encore le bourdonnement des pas, les échanges, les ah les oh. Beaucoup d'enfants, d'ados et de jeunes adultes. Pour ces derniers, le Musée n'était sans doute qu'une première étape, un crochet par la beauté et le savoir, avant de poursuivre la nuit... ailleurs. Prolonger l'expérience par la fête.

Avant de me laisser, Hélène a accepté d'éteindre des dizaines de lumières ici et là, dans les vitrines, au plafond, derrière les statuettes, sous les caveaux, opérant avec sa tablette tactile comme une couturière, achevant par petites touches le parfait décalage qui transforme la galerie en décor pour remake de Belphégor.

Le temps d'écouter le topo au PC sécurité du rez-de-chaussée et me voilà seul.

Désormais, silence absolu et pénombre.

Flip-flop-flip-flop.

J'ai bien fait de prendre mes pantoufles. Ça peut sembler bête mais c'est le détail qui fait que je ne suis pas enfermé : Je suis chez moi. Ben oui. Un Musée public, d'Histoire qui plus est, appartient à chacune et chacun. Vous raconter le privilège d'y avoir passé une nuit est donc ma manière de partager cette chance.

Pour le coup, je suis un peu déçu qu'on ne m'ait pas confié une paire de lunettes à vision nocturne et un petit spray pour révéler les lasers rouges que j'imaginais darder en tous sens les corridors rendus au silence.

Il faut dire que mon imaginaire est bardé d'épisodes de nuits au Musée, à Bruxelles ou à Gotham, selon que le voleur s'en prenne au fétiche Arumbaya (l'Oreille Cassée [1]), ou à une parure de diamants pour la belle Catwoman [2]. Cependant, au squelette animé d'un T-Rex hurlant (balèze, sans poumons) [3], je préfère la majestuosité du mammouth qui, à l'échelle un, toisait le public dans le hall en 2009 [4]. Oui, je lis trop de bandes dessinées. Au point que j'en ai fait mon métier. Le super-héros rennais Fox-Boy, vous connaissez ? Non ? Normal, en même temps. Il doit encore faire ses preuves. Je tiens peut-être là une occasion de le faire briller aux yeux des locaux.

Une affiche dans le style art-déco représentant un super-héros perché sur les Champs Libres avec écrit "Fox-Boy au Musée".
Fox Boy, Laurent Lefevre, TDR Une affiche dans le style art-déco représentant un super-héros perché sur les Champs Libres avec écrit "Fox-Boy au Musée".

Mon idée, c'est d'utiliser cette opportunité pour recréer ici-même les conditions de travail de mon atelier. J'ai donc installé ma table à dessin, mes crayons, et plusieurs carnets de feuilles à dessin. L'objectif ? Tenter de tirer de ces quelques heures, la matière première d'une aventure à venir. Comme tout bon scénariste, j'ai un peu réfléchi avant de venir, imaginé des perspectives d'intrigue, le vague plan d'un récit qui débuterait exactement dans la situation où je me trouve moi :

Mettant à profit la Nuit au Musée, Fox-Boy s'est faufilé dans un recoin sombre. Une fois les portes refermées, il sort changé en Fox-Boy (ben oui, malin : au cas où une caméra de nuit le surprendrait sous sa véritable identité) et poursuit tranquillement son enquête que le jour et la foule l'empêcherait de mener à bien. Pas mal. Mais... De QUELLE enquête s'agit-il? Flûte. D'abord, manger. Le temps de m'enfiler le plat de lasagnes réchauffé au micro-ondes et les idées arriveront mieux.De petites enceintes invisibles diffusent des sons qui accompagnent mon dîner. C'est la discrète symphonie toute faite de bruits et de voix qui parsèment chronologiquement les différentes zones du Musée, pour autant de périodes historiques. Ces sons, je n'y avais pas prêté attention plus tôt, mais leur effet est certain. Lentement, ils m'immergent dans les âges du temps. Ici, le grincement de l'essieu d'une antique charrette m'évoque des légendes d'Ankou. Là, le cliquetis du métal frappé sur l'enclume me renvoie à la séquence générique du film Conan [5], celle qui voit  la forge d'une lame d'acier. Plus près de mon campement (zone de la Réforme), ce sont des voix de femmes qui chantent en breton. Un Gwerz, que ça s'appelle. Plus loin, je perçois les clameurs diffuses d'appels à la Révolution. Ces voix agissent sur moi comme si elles venaient d'une assemblée de fantômes qui m'ignorerait, comme la compagnie des tableaux animés ignorent les élèves de Poudlard [6]. Le passé ressuscite sous mes yeux et passe par mes oreilles.

La nuit avance. En guise de repérages, j'ai commencé par prendre des photos, des vidéos, et des notes vocales. Pour ne rien oublier quand, dans quelques mois, il me faudra me reconnecter à mes sensations du moment pour y puiser la lumière pour suivre le fil ténu d'un récit à construire.

Maintenant, je peux dessiner.

Des statuettes, des pointes de lance, des bas-reliefs, un sarcophage pour enfants en ardoise vieux de mille ans. La méthode est simple. Regarder, trouver, choisir un angle, s'installer, crayonner, aquareller, et recommencer. J'ai une prédilection pour l'ancien. Le très ancien. Souvenir d'enfance où je rêvais sur les illustrations du peintre tchèque Zdenek Burian [7], dans ce livre sur la Préhistoire si souvent emprunté que mon nom seul figurait sur la fiche en carton inséré dans les pages de garde.

Une heure du matin. Des pas résonnent, s'approchent. Mon cœur accélère. La ronde de nuit. Je sens une pointe de peur. L'enfant en moi me presse : « On n'a RIEN à faire ici ! On va se faire engueuler si on nous chope ! »

Je choisis de l'écouter. Je nous planque dans un coin. Je suis rentré dans mon rôle d'intrus, dans la peau du renard. Je me faufile près du lit clos en bois (zone de la Réforme). C'est là que je cacherai Fox-Boy, plus tard. L'autre raison - plus rationnelle - de me dissimuler : J'ai décidé d'éviter tout contact humain. Non que je sois sauvage, mais parce que je veux être dans un certain état d'esprit et pour ça, il me faut être un objet parmi les autres. Après tout, l'étymologie de meuble est « qui peut être déplacé ». Je compte faire ça. Silencieusement. « Moi vouloir être chat ».

Une photographie de Laurent Lefeuvre, sur sa table de travail installée au Musée de bretagne.
"Laurent Lefeuvre", Alain Amet, CC BY-SA Une photographie de Laurent Lefeuvre, sur sa table de travail installée au Musée de bretagne.

Pour surprendre les créatures de la nuit, il faut en devenir une. Un jour je raconterai où et comment j'ai rencontré un Korrigan. J'ai promis le secret pour trois ans et trois jours.

Je passe les quelques heures suivantes à répondre au silencieux appel de l'inspiration pour poser mon tabouret, sortir mon matériel et, fondu dans le décor, croquer ce qui m'inspire. Je le sais désormais, je ne suis pas seul. Je partage la nuit avec les siècles. Depuis les premières traces de peuplement humain en Armorique, jusqu'à l'invention du Minitel à Rennes, ils sont six mille à me contempler, ma calvitie naissante et moi.

Je me suis éteint vers quatre heures, vaincu par la fatigue et non sans avoir arpenté une dernière fois, en toute hâte et tous sens, les recoins et replis du Musée. Si on m'avait dit qu'un jour, on me proposerait d'y passer une nuit ! En me tournant dans ma couette, je me pince encore de ma chance.

Une photographie de la tente de Laurent Lefeuvre installée au Musée de Bretagne.
"La tente de Laurent Lefeuvre", Alain Amet, CC BY-SA Une photographie de la tente de Laurent Lefeuvre installée au Musée de Bretagne.

Ce sont les chants de Bretonnes (je les ai surnommé les "sœurs Goadec") qui, se remettant à chanter à 9h30, m'ont littéralement fait bondir de ma tente.

Comme si j'allais être inquiété pour camping sauvage, j'ai remballé mon campement, en deux-deux, à grands coups de café bu à même le thermos. La lumière du jour qui inonde le hall n'atteint pas la partie sans fenêtres où je suis. Je reprends donc une dernière fois mon travail. Profiter jusqu'au bout. Un dernier dessin, un dernier rendez-vous, un tête à tête avec "Brigitte/Minerve", cette statuette trouvée au Menez Hom et dont le corps fait de grillage remplace les parties manquantes [8]. Plus qu'une simple mascotte (un peu de respect !) Brigitte est aussi est aussi et surtout la reine des lieux, la Joconde de Bretagne.

Il a été suggéré qu'elle incarne une continuation de la déesse de l'Aurore, et qu'elle est associée au printemps, à la poésie et aux arts dont ceux de la forge.

Qui mieux qu'elle pour symboliser cette douce nuit de mai à laquelle succède une aube dorée et l'idée d'un album à naître ?

Déjà hâte.

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