L. Nardon, spécialiste des États-Unis : "Les soutiens de Trump et ceux de l’aile gauche du Parti démocrate évoluent dans des mondes complètement distincts".

Écrit par : Margaux Anne, Paloma Biessy, Anatole Doussin, Maxime de Guio et Lisa Puche - étudiant.e.s à Science-Po Rennes

Licence : CC-BY-SA

Publié le : 29/10/24

À lire

Laurence Nardon photographiée de face
Laurence Nardon, DR. Laurence Nardon photographiée de face

Laurence Nardon dirige le programme Amériques à l’Institut français des relations internationales (IFRI) et vient de publier Géopolitique de la puissance américaine - Quel rôle pour les États-Unis dans le monde ? (Éditions PUF).

Dans cet entretien avec des étudiants de Sciences Po Rennes à l'occasion de sa venue aux Champs Libres le 18 novembre, elle décrypte les enjeux de la campagne présidentielle américaine et analyse l’influence des médias sur le déroulement de l’élection.

Qu'est-ce qui caractérise cette campagne présidentielle ? 

Elle est marquée par un certain immobilisme : les deux électorats, démocrates et républicains, sont presque figés. Quand Elon Musk (patron de X) a annoncé son soutien à Donald Trump et Taylor Swift (chanteuse) a déclaré soutenir Kamala Harris, la ligne de vote n’a pas bougé. 

Cette élection semble se jouer beaucoup sur l’image des deux candidats…

En effet, d’un côté comme de l’autre, on ne parle pas assez du fond. Lorsque les Démocrates parlent en termes d’image ils ne convainquent que des personnes déjà convaincues. Cette approche ne leur permet par d’élargir leur base au-delà du parti. Mais que peuvent-ils faire d’autre que de continuer à se battre en termes d’image, de valeurs, d’éthique, face à ce que propose Trump ?

Les démocrates ont pourtant un bilan à défendre ?

L'administration Biden a en effet porté une politique économique favorable aux classes moyennes connue sous le nom de « Bidenomics ». L'objectif était de relocaliser les usines et d’adopter une approche protectionniste vis-à-vis de la Chine. Bien qu’elle soit efficace dans les faits, le résultat en termes électoral de cette politique n’est pas encore visible, il est encore trop tôt.

"D’un côté comme de l’autre, on ne parle pas assez du fond".

Quelle stratégie médiatique a donc adopté Kamala Harris ?

Les deux candidats cherchent à élargir leur électorat, mais surtout à le mobiliser pour qu’il aille voter. Kamala Harris, qui a été investie tardivement se voit reprocher, au sein même du parti Démocrate, un manque de clarté sur son projet et une présence insuffisante. Depuis début octobre, elle a donc entamé un « media blitz », c’est-à-dire une campagne médiatique intense. Elle a participé aux émissions les plus regardées aux États-Unis, y compris des médias plutôt républicains (Sixty minutes, podcast Call Her Daddy, Fox News…)

Et Donald Trump ?

Il fait beaucoup moins de médias et se concentre sur des médias très à droite et d’extrême droite. Là où Kamala Harris a du mal à toucher les gens, Trump est un phénomène extraordinaire qui ne laisse pas indifférent…

Est-il encore possible pour les Américains de partager un récit commun qui soit diffusé par divers médias?

Les États-Unis ont toujours eu du mal à avoir de grands médias fédérateurs. C’est un pays avec cinq fuseaux horaires sur le continent – six avec l’Alaska, sept avec Hawaï – donc vous n’avez pas un « 20 heures » national. Les Américains consultent principalement les réseaux sociaux pour s’informer, et allument ensuite la chaîne télé qui correspond à leur couleur politique. Ils vivent en silo, chacun dans leur bulle médiatique.

La société est donc très polarisée ?

Les soutiens de Trump et ceux de l’aile gauche du Parti démocrate évoluent dans des mondes complètement distincts : ils ne font pas leurs courses au même endroit, ils n’écoutent pas les mêmes médias, ils ne voient pas les mêmes films et séries… Les conservateurs qui veulent voter Trump vont regarder Fox News et seront à chaque fois re-convaincus de ce qu’ils pensent, tout comme les démocrates qui regardent MSNBC

Il est possible que la campagne médiatique connaisse un dernier rebondissement, notamment en cas de « surprise d’octobre »… 

En effet, depuis les années 70, on assiste à une « surprise » en octobre. Il s’agit d’un coup médiatique soigneusement préparé par l’un des QG de campagne pour nuire à l’adversaire politique. Celui-ci est dévoilé à la mi-octobre, laissant peu de temps à l’autre camp pour rétablir une bonne image avant l’élection.

Cette année, la surprise d’octobre pourrait ne pas provenir des équipes de campagne de l’un ou l’autre camp. Il pourrait s’agir du déclenchement d’une vraie guerre entre Israël et l’Iran. Parler d’Israël aux États-Unis relève quasiment d’une thématique de politique intérieure, tant l’alliance entre les deux pays est ancienne et que l’aile gauche du parti Démocrate affiche un soutien pro-palestinien d’ampleur inédite. Ce type d’événement pourrait véritablement bouleverser le cours de la campagne électorale.

Quant aux enjeux des scrutins locaux, qui ont lieu en parallèle de l'élection présidentielle, sont-ils présents dans le débat public et médiatisés ? 

Oui, il existe des médias spécifiques qui traitent de ces enjeux. On retrouve des chaînes de télévision et de radio, et parfois même de grands journaux locaux comme The Boston Globe ou The San Francisco Chronicle.

Il y a aussi une vie politique locale très vive aux États-Unis avec des réunions publiques, les town hall meetings, au niveau des villes, des comtés, des États. Mais elle est « écrasée » par cet énorme bruit de fond que représente la vie politique nationale.

Les Américains se mobilisent-ils davantage pour ces élections locales qu’en France ? 

Cela dépend des enjeux, mais ils sont en général très mobilisés localement. Il y a, aux États-Unis, une tradition d’« individualisme civique », bien plus développée qu’en France. Les Américains comptent moins sur l’État que chez nous. Ainsi, aux États-Unis, l’initiative politique individuelle est davantage encouragée.

D’autant plus qu’au vu de la taille du pays, les relations de pouvoir entre le centre décisionnel et le reste du pays sont extrêmement distendues. Pour beaucoup d’Américains, les décisions fédérales semblent très loin de leurs préoccupations. Cet éloignement crée un grand déficit de compréhension, d'acceptabilité et de légitimité des politiques fédérales. Ces dernières, prises à Washington, sont, pour eux, ce que sont les directives de Bruxelles, pour nous. 

Enfin, faut-il craindre une nouvelle vague d’ingérences étrangères durant ces élections américaines ?

Si les élections américaines de 2016 avaient été considérablement marquées par les stratégies d’influence et de déstabilisations russes, il semblerait que la menace ait aujourd’hui pris racine en Iran et en Chine.

Il est naturel de craindre les effets que pourraient avoir ces ingérences. Toutefois, les services de renseignement américains sont aujourd’hui davantage sensibilisés : il faudrait donc en nuancer les impacts sur le déroulement des élections de novembre 2024, d’autant plus qu’il est difficile d’en quantifier les conséquences. 

Flux RSS

Abonnez-vous au flux RSS de la rubrique "À lire" pour être avertis des derniers articles.

Parcourir tous les flux RSS