Fragilisation des relations familiales, genre, mouvements sociaux… le sociologue Serge Paugam observe la société à travers les différents liens qui unissent les individus. Une clé de compréhension stimulante pour répondre à nos interrogations sur les bouleversements en cours dans notre société.
Le sociologue Serge Paugam est un spécialiste de la pauvreté et de la solidarité. Dans son nouvel ouvrage "L'attachement social" (Seuil, 2023), il propose de décrypter la société française en se fondant sur les liens qui unissent les individus. Les Champs Libres l'ont invité, le 30 septembre 2023 pour un échange avec Yvette Molina, directrice de recherche à Askoria, l'école des métiers des solidarités. L'occasion d'un échange sur les transformations de notre société avec des étudiants de Sciences Po Rennes.
Vous avez étudié le lien entre les enfants et leurs parents, que vous appelez le lien de filiation : les contraintes économiques transforment elles ce lien en une dépendance subie ?
Serge Paugam : La dépendance des étudiants vis-à-vis de leurs parents pour des raisons économiques est bien réelle. Il faut savoir que la société française valorise l’acquisition rapide de l’autonomie des jeunes vis-à-vis de leurs parents. En Grèce, les jeunes de 25 à 34 ans sont 50% à vivre chez leurs parents, alors qu’en France, ce chiffre s’élève plutôt à 12%. On peut s’imaginer que pour des jeunes Grecs, vivre encore chez ses parents peut davantage être banalisé car cela correspondant à une certaine norme sociale, contrairement aux jeunes Français, qui peuvent se sentir, à situation égale, oppressés.
Cela peut aussi être difficile du côté des parents ?
SP : Oui, ce ressenti peut également être partagée par les parents, qui ont eux aussi intégré cette norme sociale d’autonomisation rapide des jeunes. Dans les milieux les plus précaires, cela peut créer des tensions, des incompréhensions et même déboucher parfois sur une rupture avec la sphère familiale. C’est la raison pour laquelle on trouve beaucoup de jeunes sans domicile fixe en France.
Dans quelle mesure les liens électifs, c'est-à-dire les liens amicaux et associatifs par exemple, sont, comme vous l’écrivez, “choisis” ?
SP : À la naissance nous sommes inscrits dans une filiation que l’on garde toute sa vie. A contrario, le lien de participation élective ou organique renvoie à des liens qui effectivement relèvent d’une participation. L’individu, au cours de sa socialisation, va rencontrer d’autres individus et choisir ceux avec lesquels il va entretenir des relations durables, de confiance. On peut cependant douter du caractère complètement électif du choix dans ces relations.On est effectivement contraints et influencés par le milieu dans lequel on vit, nos choix restent socialement encadrés.
Et les choses sont différentes d'un pays à l'autre…
SP : On peut en effet prendre l’exemple de la participation associative aux Etats Unis. Sur un campus américain, il est quasiment obligatoire d’appartenir à une association humanitaire. Vous devez déclarer, dans votre CV, dans quelle association vous êtes engagé. Ici, la décision reste contrainte, mais la dimension de choix apparaît du fait du choix de l’association dans laquelle les étudiants Américains veulent devenir membre. Il y a une pression pour participer à la vie associative qu’on apparente à une morale associative. Contrairement à nous, la société américaine porte beaucoup cette morale associative.
Yvette Molina : J’ai remarqué ces mêmes caractéristiques américaines dans certains types de formation professionnelle portant sur l’aide à autrui en France. Certains étudiants entrent dans ces formations alors qu'ils sont déjà inscrits dans un cursus associatif en lien avec le care. C’est une norme implicite. Cependant c’est un implicite fort à tel point que les étudiants savent qu’il vaut mieux avoir dans son CV un engagement associatif.
Vous vous intéressez aux liens qui unissent les individus pour étudier la société française. Quelle est pour vous la caractéristique de notre société ?
SP : Je considère que le régime d’attachement organiciste, fondé sur la force des liens et des groupements professionnels est celui qui correspond le plus à la France. L’investissement professionnel est perçu, dans la société française, comme un facteur d’émancipation et de protection en même temps. Par exemple, en France, les salariés sont très bien protégés grâce aux conventions collectives. De fait, 95% des emplois français sont couverts par des conventions collectives, contre seulement 11% aux États-Unis.
On entend pourtant beaucoup parler d'un nouveau rapport au travail, à de nouvelles aspirations ?
SP : En effet, y a des évolutions ou des contradictions dans un régime d’attachement. Il est donc fort probable que ma définition de la société française par rapport à d’autres sociétés va évoluer. La fin des Trente Glorieuses, la précarisation du travail, et les difficultés à se définir professionnellement dans notre société, entraînent les Français à avoir des attentes différentes. De plus en plus de jeunes veulent donner un sens à leur travail et à leur vie de par leurs expériences. Ces expériences ne sont pas toujours ancrées dans la vie professionnelle, mais dans le monde associatif par exemple. Les Français aujourd’hui font souvent davantage confiance aux associations qu’aux institutions de leur pays, comme le Gouvernement, l’armée, la police, etc. Cela veut finalement dire qu’il y a une aspiration au changement.
La France a enchainé une série de crises violentes ces dernières années : Gilets jaunes, mobilisation contre la réforme des retraites, Soulèvement de la terre… Le manque de confiance envers l’institution étatique peut-il être relié aux répressions policières et aux mécanismes de contrôle mis en place par l’Etat ?
SP : Le lien de citoyenneté se définit par la confiance que les individus placent en l'État. Or, le lien entre les Français et l’État est très ambigu : d’un côté les Français souhaitent la protection de l’Etat, tout en étant réfractaires à l’égard de cette institution. C’est peut-être le fonctionnement en lui-même de l’Etat qui entraîne une méfiance des Français. L’Etat est fort, dirigé par des élites et qui s’impose parfois de façon excessive. Ce mode de fonctionnement explique sûrement l’aspiration à une démocratie plus directe, plus participative. Par exemple, à Rennes, on observe un tissu associatif dense et une volonté de pouvoir peser sur les choix qui sont faits par la municipalité.
YM : L'exemple des mobilisations autour de la réforme des retraites est une bonne illustration de votre questionnement : alors que la mobilisation touche la question des liens d’attachement organicistes par rapport à un milieu professionnel, à des luttes professionnelles, des acquis sociaux on observe pour autant une mobilisation de personnes qui n'étaient plus en situation professionnelle. Il y a une forme d’imbrication entre l’un et l’autre, entre ces solidarités plus liées au milieu professionnel, au lien organique, et le lien de citoyenneté, où chacun s’est senti concerné d’une façon ou d’une autre - les plus jeunes parce que c’est l’avenir qui vous concerne, et puis les plus âgés parce qu’ils sont passés par là.
SP : Ce qui m’a frappé c’est que dans le mouvement des gilets jaunes ou dans le mouvement de la réforme des retraites, c’est l’importance de l’aspiration à la justice sociale. L’absence de revendications professionnelles des gilets jaunes a surpris les syndicats. La colère face au prix du carburant a très vite laissé place à des revendications citoyennes fondées sur le principe du respect de l’égalité entre les citoyens.
La participation de différentes générations à ce mouvement est-elle inédite dans l’histoire récente des mouvements sociaux ?
SP : Il y a eu beaucoup de manifestations en 1995 mais c’était plus catégoriel, puisque on était sur la défense des régimes spéciaux. Au contraire, cette année on a vu manifester des familles entières, des amis… Ce mouvement était finalement celui de l’entrecroisement des liens : lien de filiation, de participation élective, et bien sûr le lien professionnel à travers les organisations syndicales. C'est la raison pour laquelle il ne faut jamais analyser les mouvements sociaux comme des moments de chaos : ils servent à renforcer les liens sociaux !
Comment le genre peut transformer et faire évoluer les liens sociaux ?
SP : Les inégalités de genres se retrouvent bien évidemment dans beaucoup de dynamiques. Je distingue dans mon ouvrage différents types de régimes de liens sociaux, d’attachements, dans différentes sociétés dans le monde. En formant cette typologie, je regarde d’abord le socle sur lequel repose les inégalités dans chacun des types de régimes. Par exemple, dans un régime familial, où les liens de filiations servent de cadre régulateur pour l’ensemble de la société, les inégalités de genre sont colossales. On constate beaucoup de solidarité dans ce système, mais cette solidarité familiale repose sur les femmes, notamment autour du soin des personnes âgées et des enfants. Cette grande inégalité de genre dans le régime familiariste diminue dans un régime dit plus universaliste.
C’est donc selon le régime d’attachement que les chances d’émancipation des femmes varient ?
SP : Oui, dans ce cas précis, la solidarité repose sur la morale domestique, ce qui entraîne des inégalités de genre plus fortes, ainsi que les inégalités de revenus et d’éducation. Ce n’est pas seulement en fonction du système de classes sociales que les inégalités perdurent.
Si on veut la baisse des inégalités entre les femmes et les hommes, il faut miser sur un régime de solidarité beaucoup plus large que le système de solidarité et de morale domestique.