Souleymane Bachir Diagne : "La philosophie, c'est d'abord une manière de vivre".

Écrit par : Luna Beaudoin-Gaujon, Zazie Doublier, Blanche Gaud
Licence : TDR
Publié le : 04/04/24

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Illustration d'après photographie de Souleymane Bachir Diagne. Réalisée numériquement, l'illustration représente le philosophe de profil, la tête tournée vers l'objectif. Il porte des lunettes, les cheveux poivre et sel et une chemise beige.
Miniature Souleymane Bachir Diagne Loïcia Provost, CC BY-SA 4.0

Dans le cadre de leurs études, des étudiants de Sciences Po Rennes s'entretiennent avec quelques-uns des grands témoins invités aux Champs Libres. C'est dans ce cadre qu'ils ont pu s'entretenir avec Souleymane Bachir Diagne le 17 février 2024.

Né en 1955 à Saint-Louis, au Sénégal, Souleymane Bachir Diagne est professeur de philosophie et de français à l'université de Columbia. Son œuvre considérable l'a conduit à s'intéresser à l'histoire des sciences, à l'histoire de la philosophie, tout particulièrement dans le monde islamique et en Afrique. Reconnu comme une grande figure intellectuelle, il invite notamment à penser l’Universel comme l’horizon vers lequel tend l’œuvre de civilisation qui doit être la nôtre aujourd’hui.

Comment définissez-vous l'Universel et quelles sont les différences avec l'universalisme ?

Souleymane Bachir Diagne : L’universalisme est l’idée qu’une province du monde, l’Europe, est naturellement porteuse de l’Universel et se déclare comme telle. Le corollaire étant qu'elle se déclare également justifiée à porter cet Universel au reste du monde. Cela justifie aussi toutes les missions civilisatrices. De ce point de vue, l'universalisme c'est un récit de soi, c'est le roman européen qui se raconte comme étant le lieu naturel de l'Universel. Il est à détacher de l'Universel. C'est ce qui fait que la fin de l'universalisme ne doit pas signifier nécessairement la fin de l'Universel. Je suis de ceux qui pensent qu'au contraire, une fois qu'il n'y a plus d'universalisme, nous engageons la tâche de penser ensemble l'Universel.

 

Quels sont les défis actuels face à l'Universel en ce moment ?

S B D : Il y a déjà le défi de le distinguer de l'universalisme, parce qu’il y a une réaction très forte contre le mot même d'Universel. Certains refusent ce mot, parce qu'ils estiment que l'impérialisme et le colonialisme qui se profilent derrière. Ça, c'est déjà un premier défi important et essentiel, de tenir ferme l'exigence de l'Universel, même si, évidemment, l'universalisme est remis en question et qu'on en a tourné la page. Pour autant, la fin de l’universalisme n’est pas synonyme de la fin du commun. Il est tentant pour certaines personnes d’arrêter totalement de penser l’Universel et au contraire de penser l’individualisme complet.

Ce renoncement est-il une menace pour vous ?

S B D : Le danger serait de tomber dans le relativisme, où rien n’est commun et absolu. C'est par exemple la position d’Édouard Glissant. Selon lui, il faut remplacer l'Universel par la relation. On n'a pas besoin d'Universel parce qu'on a la relation. Je suis de ceux qui tiennent à l'universel, mais un peu à part dans cet ensemble vague qu'on appelle postcolonial. Je pense qu'il faut y tenir parce que les défis d’aujourd’hui, nous y faisons face en tant qu'une seule et même humanité. C'est pourquoi il nous faut tenir ferme l'exigence d'Universel, d'une humanité Universelle, partagée, parce que les défis - de la pandémie, de l'environnement… - auxquels nous sommes confrontés nous demandent de nous comporter comme tels.

 

Vous parlez donc d’une humanité Universelle. Quelle est la politique d’humanité que vous proposez ?

S B D : Une politique d’humanité est la constitution de l’humanité en tant qu’ensemble d’individus différents et égaux. Cette démarche est intimement liée au concept de société ouverte de Bergson, un philosophe important dans mon travail. La société ouverte est une notion à la fois philosophique, éthique et éminemment politique. Par exemple, au moment de la fondation du journal L’Humanité, Jean Jaurès explique dans un éditorial que la finalité ultime du socialisme est une finalité évidemment politique mais aussi éthique. Pour arriver à cette humanité, Jaurès a conscience des obstacles, des divisions et inégalités entre les individus autant au niveau national qu’international. La politique d’humanité est donc un principe régulateur, qui entrevoit l’humanité comme horizon. C’est ce principe régulateur qui fait de la politique d’humanité un principe éthique : elle est la finalité de toute politique.

 

La politique d’humanité est-elle une finalité accessible ? Avez-vous des exemples concrets de cette politique ?

S B D : Cet horizon est difficilement atteignable puisqu’il est vague. Il est plus facile de se reconnaître et d’appartenir à une tribu, à un groupe qui a les mêmes croyances et qui parle la même langue. Cependant, la politique d’humanité est de moins en moins abstraite avec les défis communs que nous devons relever, autant sanitaire qu’écologique. Nous devons y faire face en tant qu’humanité. Par exemple, l’investissement économique de la France dans la muraille verte, le long du Sahel qui irait de Dakar jusqu'à Djibouti et qui empêcherait le désert de croître, fait partie d’une politique d’humanité. La muraille verte est un projet qui intéresse l’humanité.

 

Vous rappelez souvent que vous êtes un enfant de Saint-Louis (au Sénégal). Comment, pour vous, peuvent s'allier les l'ancrage dans un territoire et l'universel ?

S B D : On a forcément toujours un point de vue situé. Mais cette situation ne doit pas signifier un enfermement. Voir et penser un récit du monde, penser la totalité depuis l'Afrique, ça a du sens. Mais c'est simplement penser depuis l'Afrique, sans m'enfermer dans une particularité ou un particularisme africain. Et d'ailleurs, enfant de Saint-Louis, je m'en glorifie parce que je considère que Saint-Louis est une ville cosmopolite. L'histoire de Saint-Louis est une histoire évidemment sénégalaise, mais c’est aussi une histoire française, une histoire marocaine, une histoire mauritanienne. Il y a des lieux comme ça qui, d'une certaine façon, prédisposent à penser le tout. Le local est un point de vue, une perspective. De ce point de vue-là, la réflexion que j'essaie de conduire sur l'Universel se positionne après l'universalisme. On pourrait l’appeler un perspectivisme, au sens où on le voit toujours depuis un point de vue, depuis une certaine perspective.

 

En tant que philosophe de l’islam, pensez-vous que les institutions religieuses entravent le chemin vers l’universel ?

S B D : Pour revenir à Bergson, j’entends l'institution religieuse comme une forme de pétrification de la religion. Cette pétrification advient quand une religion arrête d’être ouverte et dynamique, qu’elle devient une religion fermée sur son propre dogme, qui perçoit le changement comme l’ennemi. Le changement est la définition même de la vie. Dans ce cadre, une religion crispée est une religion contre la vie.  Une religion qui se pétrifie dans ses propres institutions est une religion qui n’a plus ce mouvement de vie en soi. Elle n’est plus une parole de vie et devient facilement une machine de mort. Si on prend cette définition d’institutions religieuses, celles-ci entravent l’Universel et l’humanité.

 

Selon vous, quelle porosité peut-il y avoir entre le monde des idées, la philosophie et le monde réel ?

S B D : Il ne faut pas oublier que la philosophie, ce n'est pas simplement une manière de penser, c'est d'abord une manière de vivre. C'est essayer d'avoir la meilleure compréhension possible de la manière dont on devrait s'inscrire dans ce monde et dans cette vie. Ces rapports avec l’Autre, et ces rapports avec le vivant en général, tout cela est important, tout cela relève de la philosophie. Elle ne devrait pas être simplement spéculation pour soi, mais se traduire collectivement et individuellement en une certaine manière de vivre. Si une politique d'humanité a un sens, cela dicte aussi certaines formes d'engagement. Par exemple, un certain rapport à notre environnement, à l'inquiétude pour l'environnement et pour la manière dont nous sommes en train de détruire notre planète. Cela signifie faire du commun pour aller dans une direction commune, cela se traduit également par des comportements individuels.

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