Blandine Rinkel : "J’écris toujours pour répondre à des questions que la vie me pose".

Écrit par : Augustine LOUVEL et Enora LE SEACH
Licence : TDR
Publié le : 26/06/23

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Une photographie en gros plan de Blandine Rinkel, tournée vers la caméra.
Miniature Blandine Rinkel, Richard Dumas, TDR

Dans le cadre de leurs études, cinq étudiants de SciencesPo Rennes s'entretiennent avec quelques-uns des grands témoins invités aux Champs Libres. Lors du Festival Jardins d’hiver, ils ont pu rencontrer Blandine Rinkel, lauréate du prix Méduse pour son roman Vers la Violence, publié en août 2022. L'occasion d’interroger son processus d’écriture et d’aborder la construction d’une féminité réprimée par le culte paternel de la virilité.

Votre roman mélange adroitement fiction et éléments qu’on devine autobiographiques. La fiction reste le meilleur moyen d'interroger l'indicible. Pensez-vous que la fiction peut être un remède à la violence ?

Blandine Rinkel : Il y a une chose évidente mais qu’on oublie, c’est que nous sommes des êtres de fiction. Notre différence avec les animaux, c'est qu'on sait qu’on va mourir. À partir du moment où on a conscience du temps qui passe, on se raconte des histoires. Toutes sortes d’histoires. Ce que je veux dire par là, c'est que dans tous les cas, la fiction régit nos vies, et nos gestes, les plus tendres comme les plus brutaux.

La question, c’est quelles sortes d'histoires on veut se raconter ? Je crois qu'il y a certains types de fictions qui peuvent être des remèdes à certains autres types de fiction, qui nous écrasent, ou nous obligent, bref, qui nous amenuisent, et dont on a le droit de ne plus vouloir. C’est le choix des histoires qui compte.

Une photographie en gros plan de Blandine Rinkel, tournée vers la caméra.
Miniature Blandine Rinkel, Richard Dumas, TDR

Vous écrivez : “L'histoire du père, celle de la fille, ce sont deux sortes d'histoires, dans ce livre se joue vraiment une bataille d’imaginaires”.

BR : Mon livre raconte l'histoire d'une fille, Lou, et de son père, Gérard. La fille est complètement inféodée au régime imaginaire de son père, aux histoires qu’il lui racontait, notamment parce qu’elles sont drôles, surprenantes, charismatiques. Mais ce panache ne va pas sans mépris : dans la conception du père, il faut dominer l’autre, par tous les moyens, l’empathie est quelque chose d’exclu. Il ne faut pas se montrer doux, il ne faut pas pleurer, il faut s’éprouver tout en haut de la chaîne alimentaire, il faut symptomatiquement “manger les chevaux”.

Quelle est la place de l'imagination dans votre processus d'écriture ?

BR : J’écris toujours pour répondre à des questions que la vie me pose. Ce n’est pas une littérature d’imagination, au sens où ce n’est pas le récit d'un âne qui rencontre un lampadaire, mais l’imaginaire - la manière dont on imagine, dont on se représente le monde - est central. Je n'écris rien qui ne me travaille pas d’abord. En ce sens, je re-travaille ce qui me travaille. Parfois, je suis obsédée par un prénom, un geste, une couleur. Le bleu, par exemple, se retrouve tout le temps dans mes textes. Ce sont des ressorts inconscients qu'on ne maîtrise pas. Il y a des images qui vous hantent, qui reviennent, qui veulent en dire plus : qui soulèvent des questions. Il va falloir creuser pour voir ce que ça veut dire. En ça, je ne suis pas complètement maître de ce qui se passe.

 

Vous partez des questions du réel pour aller plus loin…

BR : Je les approfondis. La fiction me permet de radicaliser des questions que la vie me pose de manière désordonnée. Dans la fiction, on peut soudain rassembler, créer des personnages, aller au bout d'une scène, imaginer ce qui n'a pas été dit mais qu’on a senti, explorer des intuitions. J’aime écrire pour me re-présenter : présenter à nouveau le réel. Le re-créer. Mais c’est ce qu’on fait en permanence. Par exemple, la mémoire, c’est une re-création, c’est de la fiction. On se ré-imagine ce qu’on a vécu un jour, et en le revivant le passé, on le ré-écrit. Même quand on croit se représenter très précisément un souvenir, on le recompose.

 

D’une certaine façon, vous allez rationaliser l'imaginaire.

​​​​​​​BR : Je crois que dans l'écriture littéraire, on peut faire entendre nos parts d’irrationnel tout en proposant quelque chose de très structuré, « rationnel » si vous voulez. Dans Vers la violence, par exemple, on suit une histoire claire, de filiation, mais j’espère qu’il y a tout de même un mystère qui plane, des images qui hantent. Tout n'est pas complètement explicité, non plus, et ça, ça se passe vraiment dans l’écriture, dans la forme des phrases. En dépit de nos efforts pour terminer la question, ça insiste, ça continue de déborder.

 

On retrouve le jeu de l'interprétation, qu’est ce que c’est qu’être écrivain, qu’est-ce que c’est qu’être lecteur ?

​​​​​​​BR : Certains lecteurs ont été troublé d’être touchés par Gérard, et y voient un livre sur l’empathie à l’égard d’un père dépassé par sa propre histoire. J’ai un ami qui, lui, est convaincu que Vers la violence est un livre antispéciste, qui raconte le passage d’un mode de vie carniste à un mode de vie végétarien. Et c’est vrai qu’à la fin, Lou dit qu'elle ne mangera plus de viande, mais à mes yeux c’était loin d’être central. Je n'avais pas du tout pensé à cette interprétation en écrivant le livre — ce n’était pas intentionnel. Je trouve ça passionnant, les lectures plurielles que font les lecteurs. Ça me rappelle souvent combien on écrit en étant à la fois soi-même et le fruit de son époque.

 

Le titre de votre roman Vers la violence induit un chemin, une gradation dans la violence. Comment renouer avec la douceur quand, dès l'enfance, on est dans un schéma de violence psychologique ?

​​​​​​​BR : Lou, alors qu’elle était déterminée à imiter la violence de son père, découvre soudain, à l'aune d'une rencontre amoureuse, qu’il peut y avoir une puissance inattendue -  et tout aussi indéterminée que quelque chose qui vous menace ! - dans la douceur. Je crois que la douceur, au sens forme du terme, ce n'est pas une manière de fuir. On peut être insolemment doux. Presque doux par affront : non, je ne répondrai pas à ta violence par une violence retour, tu ne m’y obligeras pas. Regarde, je souris.

 

La douceur est une façon de s’extraire du climat de violence ?

​​​​​​​BR : Il y a ce livre d'Anne Dufourmantelle[1] sur la puissance de la douceur. Je pense, comme elle, que ça peut être une arme terrible, pour peu qu’on en fasse un usage actif. Longtemps, comme mon personnage, je me disais qu'il y avait quelque chose d'un peu lâche dans le fait d'être douce, j’avais honte de mes sourires. J’essaye d’en faire des épées malicieuses, désormais. À la fin de mon livre, Lou adresse une lettre à son père : la lettre est à la fois violente parce qu'elle rompt avec son père, définitivement, et en même temps éminemment douce parce qu'elle lui dit : je t'ai compris, je te vois, et en même temps que je te quitte, je te souris. Ce que tu redoutes le plus, c’est que ta fille soit douce : alors je vais l’être à ton égard. Je vais te dire l’amour que je porte à tes failles, combien je les comprends, et, ce faisant, je vais me séparer de toi. C’est un paradoxe qui me tient à cœur.

 

La violence, c'est aussi celle que Lou inflige à elle-même par une gestion de son corps presque militaire. Quels liens faites-vous entre tous ces types de violence ? 

​​​​​​​BR : La différence majeure entre les types de violence, c'est peut-être l’adresse : être violent contre l’autre, ou être violent contre soi. L’adresse distingue d'emblée Gérard et Lou. Gérard est agressif, et fait payer aux autres ses propres impuissances. À l'inverse, Lou hérite de cet imaginaire guerrier, mais elle adresse avant tout la violence à elle-même. En grande partie parce qu'elle a peur de son père, elle ne peut pas répondre physiquement à son père. Et, par des paradoxes fous, cette violence retournée, cette habitude de se faire mal, lui permettra d'exceller en danse. Donc elle est encouragée à continuer à l’exercer. C’est un cercle vicieux, qu’elle parviendra toutefois, dans une certaine mesure, à briser.

 

On suit la croissance physique et émotionnelle de Lou justement. Y a-t-il un parallèle entre la relation qu'elle entretient avec son père et les relations amoureuses qu'elle développe ?

​​​​​​​BR : Quand elle quitte sa ville de Vendée où elle vivait avec son père, elle obtient à Rennes une audition, et elle part à Londres. Tout juste sortie de l'adolescence, elle recherche des relations sexuelles violentes. Toute son enfance, elle est comme un animal aux aguets. Finalement, elle ne connaît que la menace. C’est donc ce qu'elle reproduit, adulte, se disant que la menace va l'amener à la jouissance. Jusqu'à la rencontre hasardeuse avec ce garçon, Raphaël. Elle lui demande un soir de l’étrangler, par habitude, quand il fait ce truc désarçonnant : il sourit et il dit calmement non, je n'en ai pas envie. Elle est habituée, avec son père, à ce que chaque moment soit indéterminé, surprenant, parfois par une blague, mais souvent par la peur, un mot violent. Ici, c’est surprenant à nouveau, parce qu’elle ne savait pas que ça allait arriver. Qu’on pouvait rire à sa demande d’étranglement, et lui répondre calmement « pourquoi faire ? ». Et soudain, elle retrouve, via l'humour de Raphaël, une forme douce d’indéterminé, qu’elle ne s'attendait pas du tout à trouver chez un homme. C’est surprenant, donc ça rentre dans sa structure de perception et de désir, mais de manière plus lumineuse qu’à l’habituel. Et comme c'est moins attendu, cette affaire de rire, cette relation bizarre aux contours troubles, elle tombe amoureuse. C'est inattendu, soudain, bizarre. Et là, dans le bizarre, commence l'émancipation de mon personnage.

 

La brutalité que développe Lou, est-ce c’est une façon pour elle de se faire “femme virile” et de ne pas tomber dans une féminité interdite ?

​​​​​​​BR : Tout à fait, et ça pose question parce que pendant longtemps dans le récit, il y a une vraie prédominance de la virilité, à la fois pour la femme, Lou, et pour l'homme, Gérard. À leur manière, ils sont tous les deux femme et homme virils. Quand elle va grandir, elle va lire beaucoup d'autrices dites radicales : féministes avec des attributs extérieurs de virilité. Elle a été éduquée comme “un petit monstre de virilité”, son père lui a enseigné un mépris (sans doute une peur renversée) pour tout ce qui relève du féminin « typique » : le rose, l'empathie, la douceur…

 

Cela pose la question de manière plus large : qu'est-ce qu'on fait du féminin aujourd'hui ?

​​​​​​​BR : Lorsqu’on veut s’éprouver puissante, on peut se dire : je vire tous les attributs qui peuvent me faire paraître sensible, vulnérable, et souvent ces attributs sont associés, socialement, au genre féminin. Comme si on en avait peur. Pourtant le rose, c'est une couleur intéressante, aux nuances variées, et la douceur peut-être une arme puissante. Mais il y a une tendance de fond, sociale, à mépriser le féminin. Par peur ? Pendant toute une période, comme mon personnage, je me disais que si je mettais des robes, lors de rencontres littéraires par exemple, j’allais être décrédibilisée. C’est idiot. Je me souviens avoir parlé de ça avec l’anthropologue Nastassja Martin, qui évitait de mettre des jupes pour la même raison. C’est évidemment nul, évidemment peu souhaitable, mais on peut avoir cette peur : que la féminité soit associée à la bénignité. Et le résultat, c’est qu’on se masculinise. Et pourquoi ce serait plus crédible d'imiter le masculin ? Ça me pose question, au quotidien. Je suis loin d’avoir résolu ça. Quand une femme se lance en politique, des études montrent qu’elle est encouragée à baisser sa voix. C'est passionnant. Je me sens moi-même plus crédible quand je parle plus grave, quand j’ai l’air plus « dure ». Qu’est ce que ça signifie ? Est-ce une fatalité ? Je ne l’espère pas.

 

L'univers aquatique inonde toute votre écriture.

​​​​​​​BR : C’est encore inconscient, cette affaire. L'eau, c'est un endroit où je m’aligne. Quand je me sens décentrée, un bain de mer résout tout. J'ai un rapport à l'eau très fort. Comme Lou, mon père m'a appris à nager, lorsque j'avais trois ans. Il y a quelque chose lié au silence aussi : mettre la tête sous l’eau, c'est avoir l’impression que le monde nous appartient. Et puis je suis obsédée les flux, l’entremêlement, les courant sous-marin. En re-lisant Les vagues de Virginia Woolf, récemment, j'ai compris que me touche, dans l’écriture, l’exploration des non-dits, les souterrains de nos vies. Je vois l'écriture comme quelque chose de fondamentalement aquatique. Une affaire de temps qui se mêlent aussi. Le temps, c’est comme des vagues. Les choses arrivent, s’éloignent, reviennent Ce que je recherche en écrivant, c’est sentir ce temps qui passe, ces flux, et nos humeurs et goûts qui fluctuent aussi, nos personnalités qui se mêlent, se troublent. On croit avoir une identité ferme, mais là, je vous parle, vous allez me laisser quelque chose de vous. Moi, je vais vous laisser quelque chose de moi. Déjà, on va être un peu modifiées par notre rencontre. J’adore sentir combien on baigne les uns dans les autres.

 

Et pour finir, avez-vous des recommandations culturelles à nous partager?

​​​​​​​BR : ​​​​​​​Oui ! En livre : Croire aux fauves de Nastassja Martin. En musique, je dirais Nova Cardinal un disque de Superpoze. Et enfin, le film The Rider de Chloé Zhao (profitez-en pour regarder tous ses films !).

[1] DUFOURMANTELLE Anne,  Puissance de la douceur, édition Payot, 2013

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Sur un fond vert, des étoiles, un logo des Champs Libres avec des rubans, une pousse avec de la neige dessus, et écrit Jardins d'hiver, festival littéraire

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