En novembre 2024, les Champs Libres accueillaient le cycle de débats publics Les dialogues européens, initié par l'Institut Français. Pendant 3 jours, le public a pu entendre des grandes voix européennes et se questionner sur le rôle et l'avenir de l'Europe, à l'heure du retour de la guerre sur le continent. C'est dans ce cadre que des étudiantes de Sciences Po Rennes se sont entretenues avec Constantin Sigov, philosophe et enseignant à l’université Mohyla de Kiev sur le conflit en cours en Ukraine et le rôle de l’Union Européenne.
Vous avez dit que les ukrainiens ne demandent qu’à “vivre”. Comment vit-on cette guerre quand on a 20 ans ?
Les ukrainiens veulent vivre et n'ont pas d’illusion. Mes étudiants me disent qu’ils fêtent plus souvent des adieux à leurs amis, que des mariages ou des naissances. Cette réalité de leur existence est très dure, mais en même temps, je crois qu’ils sont en train de vivre une aventure passionnante et unificatrice. Vivre cette expérience est très noble, j’ai beaucoup d’estime pour la jeunesse qui traverse cette épreuve.
Pour eux, s'engager dans cette guerre, c'est aussi réfléchir à la manière de maintenir la présence et d’honorer la mémoire de ceux qui ne sont plus là. Je constate que la jeunesse donne une place centrale au dialogue, à la parole, au lien social. Cet “espace entre nous” - selon les mots de Lévinas - devient un espace de résistance. Je pense qu’il y a trois Europe dans l’histoire, une après 45, l’autre après 89 et enfin celle d’après 2022. Cette nouvelle génération peut changer la donne.
Ne pensez-vous pas que la guerre a créé une génération “traumatisée” qui risquerait d’éprouver un sentiment d’abandon voire de rancœur vis-à-vis d’une Europe qui n’en ferait pas assez ?
L’expérience ukrainienne pose une question existentielle pour l’Union européenne car il existe un lien de solidarité fort entre nos pays. Cette solidarité démocratique est un rempart contre l’agresseur russe. La jeunesse ukrainienne est résolument pro-européenne, il n’y a aucun doute que ce sentiment d’appartenance existe.
Il y a plus de 10 ans - en 2013 - la capitale s’est soulevée pour manifester son attachement à l’Europe et tourner le dos au régime soviétique lors de “l’Euromaïdan”. Ce sentiment est encore très fort, je dirai même qu’il s’est renforcé depuis la guerre. Tout le pays est devenu Maïdan, plus seulement Kiev.
Vous soulignez que la collaboration entre les journalistes et juristes est la clé pour faire émerger la vérité et gagner la bataille de l’information. Est-ce que vous considérez que les médias font suffisamment ce travail ?
La bataille ne se joue pas uniquement sur le front mais également sur le terrain de l’information. Avant on pensait que si les journalistes disaient la vérité cela suffisait pour faire trembler les tyrans. Aujourd'hui ce n’est plus suffisant, ils ne les craignent plus, ils les tuent. Le système de désinformation russe s’emploie à falsifier la vérité dans le but de nous diviser. Il faut résister à ces forces, c’est pourquoi le travail de documentation des journalistes, chercheurs, écrivains est fondamental dans la mise en œuvre de la justice.
“Dire c’est faire”, le pouvoir des mots fait partie de ce processus, c’est pourquoi j'insiste sur la nécessité de cette collaboration. Elle est d’ailleurs très concrète, beaucoup de dossiers en cours sont le fruit d’une co-construction.
Vous insistez sur l’importance de “démystifier le monstre Poutine” dans la vision occidentale. Comment faire ?
Souvent on présente cette guerre comme une question qui se décide entre Trump et Poutine mais, j’insiste sur le rôle de l’Europe, la balle est dans le camp des européens. Présenter les choses sous l’angle de la confrontation russo-américaine est un aveu de faiblesse, un désengagement. Nous n'avons de cesse de pointer les faiblesses de la démocratie, ce qui est à mon sens faux et contre productif. Il faut nous émanciper de ces représentations, ne pas céder à cette fausse sacralisation. Une vraie révolution médiatique consisterait à déconstruire ce récit et mettre en lumière la résistance de la société ukrainienne, sa détermination pour défendre la liberté et la démocratie. J’invite les médias à démystifier l’image de Vladimir Poutine. Il est tout impuissant et pas tout en puissance.