François Sureau, élu en 2020 à l'Académie française, est avocat et écrivain. Il a servi au Conseil d'État, à la Cour de cassation et à la Légion étrangère, où il a forgé un parcours d'exception. Dans cet entretien avec des étudiantes de Sciences Po Rennes, François Sureau parle de la liberté dans notre société ainsi que la liberté procurée par le fait de voyager, de S’en aller, titre de son dernier ouvrage.
Aujourd'hui, la liberté est-elle toujours une valeur fondamentale de notre société ?
L’évolution du sentiment de liberté est l’affaire de notre génération. Il y a dans la loi un effacement progressif des droits individuels au nom de la sécurité. Par exemple, l'assignation à résidence en état d'urgence et la rétention de sûreté permettent de maintenir des individus en prison sans jugement. La loi anti-casseur, ou les dispositions législatives « association de malfaiteurs à but terroriste », criminalisent arbitrairement les citoyens sur des bases subjectives. L'adoption parlementaire rapide de telles lois, contraires aux principes constitutionnels et susceptibles de dérive, soulève des interrogations sur la facilité avec laquelle nos libertés sont compromises.
Quelles sont les raisons de l’effacement du sentiment de liberté dans nos sociétés actuelles ?
Un tropisme français peu libéral se manifeste par un rapport tumultueux aux libertés, malgré le statut de pays de la déclaration des droits. Historiquement, les rares périodes libérales ont souvent été suivies de répressions, comme en témoigne la Terreur après la Révolution française, ainsi que les confiscations sous la Troisième République et les lois de censure de la IV République. La Vème République n’échappe pas à cette tendance, avec un contrôle limité des lois anticonstitutionnelles jusqu'en 1971.
Quelle philosophie la France a-t-elle adoptée ?
Contrairement à l'Angleterre, où les libertés publiques sont bien ancrées, la France a adopté une philosophie rousseauiste centrée sur un État garant de la souveraineté nationale, souvent au détriment des droits individuels. Cela se traduit par des lois restrictives adoptées en réaction à des crises, renforçant l'idée que la protection des droits peut être considérée comme un obstacle à la sécurité.
" Le plus bel usage que l’on puisse faire de la liberté est donc de la faire coïncider avec ses pairs de la devise française : l’engagement collectif libre et fraternel pour des causes justes est possible seulement si nous croyons profondément en l’égalité des personnes".
Vous décrivez un 20e siècle où l'on espère se croire enfin libre malgré des contraintes omniprésentes. Concernant le 21e siècle, et au regard de l'actualité, est-il réellement possible d'être libre dans un monde en conflit ?
Oui ! Dans un monde en conflit, il est non seulement possible, mais essentiel d’exercer sa liberté. Elle englobe la liberté publique et collective, et implique un engagement personnel envers le bien. Plus les conflits s'intensifient, plus il est crucial de s'engager activement, tout en y réfléchissant. L'exemple de l'engagement militaire français montre que, malgré de bonnes intentions, les résultats peuvent échouer sans un débat démocratique.
Le plus bel usage que l’on puisse faire de la liberté est donc de la faire coïncider avec ses pairs de la devise française : l’engagement collectif libre et fraternel pour des causes justes est possible seulement si nous croyons profondément en l’égalité des personnes. Les engagements relatifs au conflit du Proche-Orient, mettent en évidence que des circonstances historiques difficiles, requièrent l’exercice éclairé de notre liberté, une information que la littérature peut offrir.
Quel engagement personnel avez-vous vécu qui incarne la définition de la liberté que vous décrivez
FS : C’est à la Légion étrangère que j’ai combiné liberté personnelle et collective. J’y ai vu un engagement collectif libre et fraternel pour des causes que l’on espérait juste. La diversité des recrues était remarquable.
Pour beaucoup, ces expériences militaires représentaient une réponse radicale à un profond désir de « s’en aller ». La transparence totale du processus de recrutement permet ainsi d'effacer son passé. La protection offerte par la Légion est inconditionnelle, mais repose sur une sincérité absolue dès le début.
Avec votre livre, nous entrons dans votre cabinet de curiosités, où l’unité des auteurs réside dans leur quête de l’ailleurs. Ne cesse-t-on jamais de partir ? Cette question n’est-elle pas la dernière illusion ?
Il est possible que c’en soit une, mais il y a des illusions extrêmement agréables. Au fond, je ne suis pas sûr que ce titre soit le bon. J’ai toujours adoré partir. Ce que j’ai découvert, et c’est ainsi que cela m’a rapproché des auteurs dont je parle, c’est qu’on a l’impression qu’ils avaient désiré s’en aller. Je me suis rendu compte qu’ils avaient désiré partir parce qu’ils n’étaient déjà pas là au moment où ils ont commencé à partir.
C’est un sentiment que j’ai éprouvé dès l’enfance pour ma part. Les auteurs dont je parle sont des auteurs dans le regard desquels j’avais reconnu cette impression : que l’on n’est pas là, que l’on n’est pas le bon, que les adultes racontent des carabistouilles, qu’il existe un autre monde qui correspond davantage à notre rêve et dont l’absence nous manque. Ce manque pourrait être comblé par toutes les manières possibles et imaginables, le voyage en étant une. L’immobilité pouvant en être une aussi.
Vous semblez évoquer la recherche d'un ailleurs meilleur à travers les expériences de figures emblématiques comme Arsène Lupin ou Victor Hugo. Ce désir d’ailleurs est-il une constante humaine, ou est-il amplifié par notre époque moderne ?
Je crois qu’une fraction de l’humanité a toujours eu la bougeotte, même à l’intérieur des pays comme le nôtre. Certains écrivains souhaitent bouger, d’autres pas du tout et des écrivains souhaitent bouger en restant immobiles, comme Proust.
Ce qui est nouveau, c’est l’unification du monde. Je me souviens de ma découverte de Darjeeling aux Indes il y a 40 ou 50 ans, du Sahara ou même de l’Europe centrale : c’était des pays beaucoup plus distincts. Aujourd’hui, le dépaysement absolu est plus difficile à trouver par un simple déplacement géographique. Cette quête existe depuis toujours, mais elle est aujourd’hui plus difficile à atteindre.