Gérard Noiriel est historien, spécialiste des questions d'immigration. Dans cet entretien réalisé avec des étudiants de Sciences Po Rennes, il revient sur les ressorts historiques et idéologiques de ce phénomène, regrettant que les données scientifiques soient trop souvent négliglés pour des motifs politiques.
Entretien réalisé dans le cadre de la venue de Gérard Noiriel aux Champs libres pour débattre avec Didier Leschi (directeur de l'Office Français de l'Immigration et de l'Intégration-OFII) sur la question de l’immigration, le 14 décembre 2024.
Le débat public sur l'immigration est souvent plus idéologique que scientifique. Comment analysez-vous ce phénomène ?
Au début de ma carrière, j’ai partagé une illusion qui est fréquente dans notre milieu : je croyais dans les vertus de la connaissance - et j'y crois encore. Je fais partie de la première génération qui a travaillé sur l'histoire des migrations. Avec quelques collègues, on se disait que personne n'avait travaillé le sujet et que cette absence de recherche scientifique permettait au Front national d'utiliser ce sujet.
Mais ça, c'était au milieu des années 80, Le Pen était à moins de 5 %. Quand on voit ce qu’il en est aujourd'hui, on ne peut que constater que le rationnel et la pédagogie ne suffisent pas quand on veut avoir un rôle civique, politique. Il faut jouer un rôle sur les émotions des gens.
Mais comment faire circuler ces idées, ces faits rationnels ?
Moi, je me suis tourné vers le théâtre, parce que je pense qu’il est utile qu’il y ait des connexions qui se fassent. Quand j’étais étudiant, il y avait ce sentiment de convergence des luttes, de connexions entre des milieux de vie : ce sont des choses qui n’existent plus aujourd’hui. Il y a rupture, c’est pour ça que je plaide pour retrouver des moyens de relier les gens. C’est ce que j’essaie de faire avec l’association DAJA (association d'éducation populaire) : faire circuler le savoir, les connaissances et laisser les milieux culturels s’en saisir, produire leur propre interprétation.
L'Éducation nationale n'a-t-elle pas aussi un rôle à jouer ?
Pour moi, c’est un des piliers – peut-être même l’un des derniers – qui reste aujourd’hui pour maintenir des principes fondamentaux : l’éducation, l’égalité, la transmission des connaissances, etc. Pourtant, tout cela devient plus difficile aujourd’hui qu’à une autre époque. Il y a aussi aujourd’hui des menaces qui pèsent sur l’école publique, notamment en lien avec le rapport entre public et privé. On constate une tendance, y compris dans les classes moyennes et même dans une partie des classes populaires, à inscrire les enfants dans des écoles privées. Cela découle souvent d’une vision négative du public.
Cette défection du public vers le privé est-elle liée à l'immigration et, plus largement, à la question de la mixité sociale ?
Aujourd'hui, une grande partie des milieux populaires, surtout dans leurs fractions les plus dominées, est issue de l’immigration. Ce qui, autrefois, était perçu comme un refus d’être en lien avec les classes populaires devient aujourd’hui un rejet des populations issues de l’immigration.
Mais il y a aussi des enfants issus de l'immigration dans le privé…
Oui, on observe que dans les milieux immigrés ou issus de l’immigration, un certain nombre de familles choisissent également de mettre leurs enfants dans des écoles privées. Cela peut être pour des raisons confessionnelles ou non, mais souvent avec cette idée : “Mon enfant est déjà issu de l’immigration, il faut que je le sorte de ce que certains perçoivent comme de la “racaille”, pour qu’il ne reste pas dans ce même environnement.”. Ce discours, parfois adressé à leur propre communauté, illustre les différences qui s’établissent au sein même de ces milieux.
Le point de vue de Didier Leschi dans le Mag
Vous expliquez qu'historiquement, l'idée de préférence nationale a pu être portée par une partie de la gauche ?
Le problème de l’immigration surgi en France dans les années 1880. Ce sont les débuts de la IIIème République et de la mise en place d’une société nationale sur laquelle nous vivons encore aujourd’hui. C’est l’intégration des classes populaires au sein de l’État-Nation, c’est ce que j’appelle la nationalisation de la société française. Au début, le national est donc une valeur de gauche. C’est dans ces années qu’un grand débat éclate, à l’initiative d’un député de gauche, Christophe Pradon : on y retrouve les mêmes arguments qu’aujourd'hui : "Parmi les immigrés il y a des criminels !", "ils prennent le boulot des français ! ", etc. ….
À ce moment, certains ne voient pas que la gauche passe au social, que la droite récupère le national. Plus tard, au sein de la gauche, un clivage commence à se faire entre les réformistes et les internationalistes, les communistes prenant la tête de la lutte.
Que pensez-vous des récentes évolutions du Parti Communiste, notamment du silence ou des prises de parole plutôt mesurées de Fabien Roussel* sur la loi immigration?
Le Parti Communiste a connu un déclin incroyable : il était le premier parti de gauche dans les années 70, et aujourd'hui il ne subsiste que dans certains territoires, avec une base ouvrière, elle-même largement attirée par le Rassemblement National. Il ne faut pas oublier que le discours du Rassemblement National lie constamment la question de l’immigration à celle du social. C’est une stratégie typique de cette nouvelle extrême droite qui surfe sur les thématiques du moment. Parmi ceux qui votent pour ce parti, pour nombre d’entre eux ce n’est pas nécessairement par racisme, mais parce qu’ils considèrent qu’il est "normal" de défendre d’abord les Français. Cela peut même paraître légitime d’un point de vue démocratique, puisque nos démocraties restent nationales et élisent des représentants pour défendre le peuple français.
Cependant, il semble que Fabien Roussel et le PCF cherchent à récupérer cet électorat en jouant sur les ambiguïtés de leur discours sur l’immigration. À mon avis, c’est une fausse stratégie : les gens préfèrent toujours l’original à la copie.
* secrétaire général du Parti communiste Français (PCF).