Guillaume Blanc : "Notre présent porte les marques indélébiles de l'histoire de la colonisation".

Écrit par : Augustine Louvel, Clément Perronno, Enora Le Seach et Killian Le Deit, étudiants à Sciences Po Rennes
Licence : CC-BY-SA
Publié le : 11/09/23

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photographie de Luc Chantre et Guillaume Blanc
Luc Chantre et Guillaume Blanc, DR

Dans le cadre de leurs études, cinq étudiants de SciencesPo Rennes s'entretiennent avec quelques-uns des grands témoins invités aux Champs Libres. À l'occasion d'une rencontre portant sur la décolonisation, ils ont pu s'entretenir avec Guillaume Blanc et Luc Chantre sur les impacts du phénomène de la colonisation sur nos sociétés.

Guillaume Blanc est spécialiste de l’Éthiopie contemporaine. Il publie aux éditions du seuil l’ouvrage Décolonisations (Histoires situées d’Afrique et d’Asie XIXe-XXIe siècle), dans lequel il nous embarque dans un voyage temporel et spatial entre le continent africain et asiatique, proposant ainsi une relecture extrêmement documentée du processus de décolonisation.

Luc Chantre se consacre quant à lui à l’approche territoriale et sociologique de l’Islam contemporain et à l’histoire de la péninsule arabique. Il étudie l’implication de la France dans l'organisation du pèlerinage de la Mecque, et est l’auteur de Le pèlerinage à la Mecque : une affaire française.

Les administrations coloniales se sont appropriées l'espace social, se sont immiscées dans la vie religieuse. En quoi ces interventions sont-elles des mécanismes de domination ?

 Luc Chantre : Dans la catégorie colonialiste et impérialiste, on peut ranger des situations qui sont extrêmement différentes.
Le cas algérien est souvent le cas laboratoire, prototype de ce genre d’attitude par rapport à l’Islam, où on supprime un certain nombre d’associations et d’institutions qui existaient, et on réinvente un culte musulman qui n’existait pas. On crée par exemple de toutes pièces un clergé musulman.
Prenez l’exemple de ce qui se passe dans les pays voisins, Maroc et Tunisie, qui sont sous protectorat : c’est l’inverse, surtout au Maroc, où on ne fait que renforcer les structures existantes. Il faut voir à chaque fois s’il faut voir un mécanisme global propre à toutes situations coloniales, ou alors s’il faut distinguer selon les situations et les pays.

Guillaum Blanc : On peut ici exploiter les outils de l’anthropologie, en évoquant la notion de "sortie de la communauté morale". Quand on sort quelqu’un de notre communauté morale, on peut lui infliger un traitement radicale, violent.
Je me sers souvent de cet exemple dans mes cours : si il y avait une araignée qui arrivait vers moi et que je la tuais, vous ne seriez pas choqués. En revanche, si c’est un chaton qui arrivait vers moi et que je l'écrasais du pied, vous seriez choqués car le chaton fait partie de notre communauté morale, donc on doit lui réserver le même traitement que le nôtre.
Si vous prenez l’exemple de la situation coloniale, on y a créé et hiérarchisé des “races” : certaines étant inférieures, ce qui a sorti les peuples colonisés de la communauté morale, rendant les traitements qui leur étaient infligés pendant la colonisation acceptables. Ce n’était pas des traitements infligés à un être humain, mais à quelqu'un sorti de la communauté des humains.

LC : Dans le cas du laboratoire algérien, il y a presque une invention du musulman. On ne se met véritablement à parler du musulman qu’à partir du XVIIIè siècle. Auparavant nous parlions de Mahométans, de Turcs. Et la catégorie même de musulman en tant que catégorie juridique est une catégorie inventée dans le contexte de l’Algérie coloniale pour extraire le musulman de la communauté nationale. Il n'est pas véritablement complètement citoyen français. Pourquoi ? Parce qu’il est musulman.

 

Comment les occidentaux ont-ils traités les différentes communautés, notamment religieuses pour affirmer leur domination ?

LC : Prenons l’exemple du Liban. À la base, on a un État créé autour de la majorité devenue minorité chrétienne. Car une nouvelle majorité est apparue, musulmane, éclatée entre deux pôles, le pôle sunnite et le pôle chiite : on retrouve là des mécanismes communautaires.
Cependant, gardons à l’esprit que le cas ottoman est très complexe, car il s’agit de millets organisés par l’Empire ottoman autour d'éléments confessionnels, mais également faits pour gérer des services publics locaux.
Ces services publics locaux sont au même moment instrumentalisés, clientélisés par les différents États européens. Ceux-ci sont donc venus renforcer un mécanisme de construction communautaire institutionnalisé par l’Empire ottoman. Ainsi, en quelque sorte, ils ont poursuivi le travail jusqu’au bout, jusqu'à créer un cas caricatural, c’est-à-dire à l'image de la Syrie et du Liban, où on a institutionnalisé ces mécaniques communautaires.
D’ailleurs, au moment de l’indépendance et du Pacte national libanais de 1943, on ne fait que reprendre en grande partie les mécanismes communautaires de l'organisation du pouvoir datant de la période mandataire.


"Rwanda, Mozambique, Malaisie, Indonésie, Inde, toutes les sorties coloniales ont été suivies d’une guerre civile".

On trouve un trait commun dans la décolonisation de l’Algérie, de l’Afrique du Sud et de l’Inde : la constitution d’une identité collective antérieure à l’invention d’une nation. Pourquoi la conception d’identité commune, d’islamité, d’indianité constitue-t-elle le premier pas vers l’indépendance ?

GB : Prenons l’exemple de l’Inde. Hindous et musulmans n’étaient pas des catégories identitaires, mais les Britanniques ont mis au point leur droit civil en fonction de ces catégories : au final, des hindous ou des musulmans qui n’avaient pas forcément de points communs auparavant se sont tous trouvés celui d'être soumis à la même loi.
En Algérie, ils ont également tous eu un point commun : celui d’être discriminé, d’être défini comme “indigène musulman”. Un sentiment d'appartenance commune s’est créé. Ajoutez à cela une dose d'oppression, un zeste de violence : un contre-projet commun prend forme. Le FLN en Algérie a donc proposé un contre-État.
Mais, problème : une fois que les révolutionnaires-indépendantistes sont arrivés au pouvoir, ils ont voulu le garder, en utilisant cette même création de rejet. Or, les populations s’en aperçoivent, disent que "cela n’a plus de sens maintenant que le colon est parti"... Il faut donc toujours chercher un ennemi commun pour justifier le pouvoir.
Le Rwanda, le Mozambique, la Malaisie, l'Indonésie, l’Inde, toutes les sorties coloniales ont été suivies d’une guerre civile.

 
Que pensez-vous des phénomènes dit de "cancel culture", qui ont pour but de dénoncer un individu jugé offensant, notamment des personnalités qui ont été actrices de la colonisation ?  Pensez-vous que ces actions peuvent contribuer à déboulonner nos idées issues du colonialisme ? Sont-elles pertinentes pour repenser notre rapport à la colonisation ?

LC : Cela été traité dans les médias sous l’angle plutôt du vandalisme : on jette de la peinture rouge sur la statue de Colbert ou celle de Léopold II pour la Belgique ; on déboulonne des statues d'esclavagistes en Angleterre...
En tant qu'historien, je considère qu’il faut dépassionner le débat et prendre ces actions comme une demande d'explications : on pensait que la décolonisation était loin, un objet froid que l’on pouvait maintenant traiter de façon dépassionnée. À partir de ce mouvement-là, il y a eu une résurgence de demandes, parfois violentes, exigeant que l’on prenne mieux en compte dans l’histoire nationale ces différentes blessures mémorielles de différentes communautés.

GB : Et il est assez intéressant d’étudier le poids des mots. La culture désigne l'ensemble des représentations propres à un groupe, à une société. L’idée de cancel culture, ce sont des gens qui veulent d’autres représentations. Personnellement, ce que je trouve fascinant dans tous ces débats, c’est d’étudier pourquoi cela dérange autant de dire que Louis XIV a eu un héritage positif et négatif. Pourquoi cela dérange de dire que Napoléon a lancé des conquêtes coloniales en Europe et qu'on lui doit en parallèle le code civil ? Tout n’est pas tout noir ou tout blanc. Pour une fois que des gens demandent de la complexité, c’est quand même assez dommage qu’on la leur refuse.

LC : Sur ces statues, il y a des cas qui sont quand même amusants. Vous avez beaucoup de ce qu’on appelait à l’époque “grands coloniaux”, des militaires qui ont joué des rôles importants pendant la guerre de 1870 ou de celle de 1914. Cela nous a amené à reconsidérer la place de ces statues dans l’espace public ! Où faut-il les mettre ? Est-ce qu'il faudrait plutôt les mettre au musée, avec des éléments d’explication ?


En 2021, Benjamin Stora rend son rapport sur la mémoire de la colonisation et la guerre d’Algérie, et le film Les Harkis de Philippe Faucon sort en salles. Vous publiez respectivement vos ouvrages en 2021 et 2022. Selon vous, la décolonisation est-elle, comme le dit Jean-Paul Rioux, “une histoire sans fin” ?

LC : La décolonisation est amenée à se rejouer continuellement par le jeu des mémoires réactivées. Les mémoires sont différentes d’une génération à l’autre : on va retenir certains événements du passé plus que d’autres.
Le problème français vient de la difficulté, pour un pays structuré autour d’une mentalité jacobine avec l’idée d’une nation unie, de reconnaître qu’en réalité, la société française est éminemment multiculturelle.
Une mémoire est un élément vivant : elle se recrée, elle passe par des phases d’amnésie, des phases de retour. En tant qu'historien, j’aimerai donc bien que ce soit une histoire sans fin, pour qu’on continue à en traiter, et à poser à chaque fois à l’histoire coloniale de nouvelles questions, issues de notre présent. 

GB : On ne finira jamais d’écrire l’histoire. La France ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans la colonisation. Prenez la gare Saint-Charles à Marseille, par exemple : les escaliers représentent les colonies. L’Élysée, quant à lui, été donné par un particulier qui l'avait fait construire en s’enrichissant sur la traite. Notre présent porte les marques indélébiles de cette histoire !
En revanche, ce qui changera, c’est quand tous ceux qui ont connu la colonisation auront disparu. Pour l’instant, nos parents et grands-parents ont connu la colonisation. Mais nos enfants, nous-mêmes, n'avons pas connu la colonisation. Quand toute cette histoire ne sera plus actuelle, mais relèvera juste du cadre de la mémoire, cela aboutira sûrement à quelque chose de nouveau et fascinant.

Pour aller plus loin

Décolonisations, le passé au présent

Au début des années 1960, les guerres d’indépendance transforment profondément les sociétés qui y participent bon gré mal gré : les vainqueurs et les vaincus, les femmes et les hommes. Et aujourd’hui encore, les décolonisations qui s’en sont suivies pèsent sur le présent : en Algérie comme en France, dans toute l’Afrique comme dans toute l’Europe. Une rencontre les Champs Libres, enregistrée le 26 novembre 2022, avec Guillaume Blanc et Luc Chantre, maîtres de conférences en histoire contemporaine à l’Université Rennes 2.

Le colonialisme vert, avec Guillaume Blanc

Rencontre avec Guillaume Blanc, auteur du livre "L'invention du colonialisme vert". Guillaume Blanc nous raconte une histoire, celle de la vision occidentale de l'Afrique, celle de la naturalisation forcée d'une partie de l'Afrique par les occidentaux. Une coédition Kub / Les Champs Libres

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