Entretien avec Julie Hascoët réalisé à l'occasion de l'accueil de la série Murs de l'Atlantique aux Champs Libres, dans le cadre de l'exposition Pas sommeil, la fête dans tous ses états (du 11 juin au 18 septembre 2022) portée par Les Champs Libres avec le Musée des Beaux-arts de Rennes et le Frac Bretagne.
En 2021, vous étiez lauréate de l'appel à participation lancé par le Musée de Bretagne "photographier le confinement". Votre contribution, qui est rentrée dans nos collections, prenait la forme d'une photo accompagnée d'un texte. Pourquoi avoir choisi cette forme ?
Julie Hascoët : Cela m'est venu assez intuitivement : je crois que la photographie ne se suffisait pas elle-même. C'était une jolie photo, mais cela ne m'intéresse pas de faire de jolies photos. J'aime qu'il y ait plusieurs médiums, qu'il y ait du sens qui se produise entre différents éléments.
Texte de l'auteur accompagnant la photographie :
"Tracer des lignes, définir des contours et se conformer aux rigueurs de la carte pour appréhender le territoire précis du confinement : le pâté de maison. Arpenter la quartier dans un périmètre imposé sonne comme tourner en rond, et pourtant, rien n’est rond dans ce plan d’urbanisme fait de lignes toutes droites. Traverser le bloc, c’est faire l’expérience de cet îlot urbain : une île qui a perdu son charme utopique mais qui sait, en revanche, conserver toute sa dynamique de réclusion. La promenade n’est plus l’apanage du flâneur mais du prisonnier. Attestations, mesures de sanctions, corps contraints : chaque geste est mesuré, observé, maîtrisé. Je photographie. Photographier, c’est capturer comme on maintient captif : le scintillement des chambres dans le lointain – ultimes lucioles, la moindre fissures, ou mauvaise herbe, une percée qui viendrait troubler la rectitude des allées, un instant de chaos, un signe de vie. Plus que jamais, je rêve de fuir, je rêve des marges. Quitter la ville et ses dispositifs de contrôle. Je rêve des horizons infinis de l’océan, de l’air chargé d’iode, des sentiers hasardeux de campagne. Ici, c’est Brest, quartier du Haut-Jaurès : tous les possibles se tiennent à portée de main et je suffoque pourtant dans cette mer de béton."
Dans une époque saturée d'images, qu'est-ce que c'est pour vous d'être photographe ?
JH : J'ai vraiment du mal à me dire photographe, même si j'utilise l’image. Il me semble avoir lu, dans un article d’André Gunthert, théoricien de l’image, une remarque qui disait qu'on est dans une époque où l'image est devenue un alphabet à part entière, un élément de vocabulaire, mais que pour autant, tout le monde n'est pas écrivain. Même si tout le monde produit des images, cela ne fait pas non plus de toute personne un photographe. C’est un élément de langage.
Comment qualifier votre pratique artistique alors ?
JH : J'aime l'idée de dire que je crée des discours visuels : l'agencement des photos produit du sens. C'est comme la poésie, où c'est la mise en confrontation ou en dialogue des mots qui vient produire un sens.
La photographie reste votre médium privilégié ?
JH : Oui, même si je photographie peu, je suis dans une économie de l'image. Je suis assez critique par rapport à cette overdose visuelle dans laquelle on baigne. J'ai l'impression que la photo a pu devenir beaucoup plus un élément de comm' et de manipulation - notamment à travers Instagram - que quelque chose de poétique à part entière.
Comment cela se manifeste-t-il dans votre écriture photographique ?
JH : Depuis que je pratique la photo, je me suis intéressée aux temps étirés ou suspendus. Je crois que la photo s'y prête bien, car elle comprend différentes temporalités en elle-même. Quand j'ai commencé mon travail sur la fête, j'ai voulu éviter tout ce qui était déjà attendu.
On peut faire le lien avec votre travail sur les free-parties... Vous y proposez des images différentes de celles qu'on a l'habitude de voir sur ce milieu...
JH : On pourrait se dire que je photographie les à-côtés… Mais la free party, c'est tellement une expérience longue et abrutissante, que tout ce que l'on se représentait comme satellitaire ne l'est pas vraiment : par exemple, l'espace du parking est intégré à l'espace de la fête, parce que tu peux pas discuter devant un mur (le volume sonore est hyper fort). Tous ces temps d'errance, de relâche, de fatigue, de discussions dans les véhicules et de danse, c'est la fête.
Le clip 1994 de Maud Geffray, propose une autre vision de la rave, un regard très différent sur cette même réalité. Comment aviez-vous perçu ce témoignage ?
JH : Le clip de 1994 est basé sur des images de Christophe Turpin, tournées durant la rave de 1994 et Maud Geffray est allé les piocher pour son clip. La différence fondamentale, c'est que cela se passe en 1994, avant tout le mouvement hyper répressif.
Qu'est ce qui a changé depuis ?
JH : 1994, c'est vraiment le début de la culture rave en France. Niveau musique, on n'était pas sur des sonorités hardcore. La figure du fêtard n'était pas non plus traitée comme celle du manifestant, de l'anarchiste, à savoir une figure de terroriste. Il y a eu un basculement vers quelque chose de beaucoup plus dur, musicalement, socialement, même au niveau de la consommation.
Maud Geffray - 1994
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Vous évoquez un contexte très dur, mais il y a une vraie douceur dans votre regard …
JH : Oui, cette ambivalence, ça m'intéresse beaucoup. Car la fête elle est fascinante - et notamment la free party - dans sa violence, dans la liberté que les gens prennent et de ce qu'ils en font. Ça dit vraiment un état de la société : la société et la fête ne sont plus les mêmes entre 1994 et maintenant, et ce n'est pas rien de le montrer.
Comment se passe la rencontre avec vos modèles ?
JH : Je ne les fais pas poser. Souvent je suis en train de discuter avec des gens, avec l'appareil autour du cou et hop ! sur un moment de relâche, je fais la photo. C'est toujours plutôt naturel, moins une question de technique que de moments choisis. Je cherche tout de même une homogénéité dans les lumières et à ce qu'il y ait une douceur qui traverse toutes les scènes ou les corps photographiés.
Quelle est la fête idéale pour vous ?
JH : Il n'y a pas de fête idéale (rires). La fête, elle est idéale quand elle est inattendue, spontanée. C'est un karaoké improvisé après un apéro qui dure jusqu'à 6 heures du matin, c'est le moment où tu te retrouves avec 15 copains à faire une baignade tout nu et où quelqu'un ramène un ghetto-blaster, c'est quand tu vas dans la rue et que la rue est à toi et que tu mets un bazar pas possible... Ce sont de vrais surgissements. La fête, c'est un dépassement, un chamboulement du réel et une fracture dans la vie quotidienne.