La série photographique Les hautes solitudes, que vous présentez aux Champs Libres, est issue d'une résidence à Brest. Pourquoi avez-vous choisi de faire votre résidence dans cette ville ?
Nolwenn Brod : Lorsque le Musée de Bretagne m'a proposé une résidence en Bretagne, j'ai envisagé de faire le portrait d'une ville. J'ai choisi Brest, ma ville natale, que je ne connaissais pas. Je l'ai découverte lors de cette période de création, à travers le temps vécu (le portrait des habitants), historique (les sous-sols de la seconde guerre mondiale), géologique (la genèse du support de nos vies) et militaire. Brest est une ville à part, détachée du monde comme une presqu'île. La ville est blanche par éclaircies, un peu cubique et pleine de courants d'air. Le climat changeant affecte le tempérament des habitants.
Est-ce qu'il y a une manière particulière de découvrir une ville quand on est photographe ?
NB : De manière générale en tant qu'artiste on appréhende les êtres et les choses d'une manière particulière (rires). Il faut du temps pour appréhender un nouveau territoire, laisser évoluer sa perception de l'environnement, des habitants, de tout ce qui cohabite ; jusqu'à ce qu'advienne une "reconnaissance mutuelle" (comme dirait Thierry Gérard) entre soi et les autres, les paysages. C'est un peu l'éloge de la lenteur. Apparaissent alors progressivement des tonalités affectives. Si je suis attirée par un détail, un geste, une posture, un regard, je considère que je l'ai déjà connu dans le passé, je le reconnais. Je le vois et je veux le regarder de plus près, le contempler.
Votre travail se nourri de nombreux éléments… Vous réalisez beaucoup de recherches en amont et pourtant, votre pratique réserve une grande part à la spontanéité et au sensible. Comment faites-vous dialoguer ces deux aspects ?
NB : Avant d'arriver dans la ville de résidence, je constitue en effet un "méta-travail" : j'accumule des notes sur le territoire, des recherches iconographiques, géologiques, historiques, sociales, littéraires, etc. Je ne souhaite pas illustrer formellement ces différents aspects qui composent la ville. Je veux plutôt les suggérer avec des images métaphoriques. Je cherche des résonances en glissant d'un signe à l'autre, d'une texture à l’autre, comme si tout était la peau sensible du monde.
J'explore d'abord le quartier dans lequel je me suis installée, je change volontairement plusieurs fois de logement. Les habitudes s'installent très vite. Une fois que la rencontre opère, je me rends chez la personne. Le trajet me fait découvrir de nouveaux endroits, d'autres points de vue sur la ville. C'est dans la répétition de ces trajets que la perception évolue, s'affine.
La rencontre est donc fondamentale dans votre travail ?
NB : Depuis plusieurs années j’explore la dimension de la rencontre, la manière d’être au monde. J’observe des scènes de vie, des corps photographiques, des corps qui font société. Je me laisse happer par un détail, un geste, une posture particulière, un éclat, un micro-évènement qui m'interpelle, me trouble, qui est proche d’un moment épiphanique.
De ce visage ou de cette silhouette, je projette parfois une image dans un ensemble (cadre,distance, lumière). Cela me rappelle une référence cinématographique, picturale ou littéraire. Parfois, c'est la nostalgie d’un moment vécu ou non vécu. C'est ce balbutiement de l'instant qui naît qui m'intéresse : c'est peut-être ici le point de contact entre le réel et l'imaginaire.
Chaque rencontre m'amène à des prolongements inattendus.
Est-ce que vous pouvez nous parler du processus, de tout ce qui se passe entre la rencontre et le moment où vous photographiez ces personnes ?
NB : Toutes les personnes que j'aborde, que je rencontre, ne m'amènent pas toujours à faire des photographies. J'essuie beaucoup de refus. Il s'agit bien de relations interhumaines, de ce qui se crée entre moi et l'Autre. Je suis différente à chaque fois, je peux être timide, enthousiaste, arrogante ou maladroite face à la personne. Elle peut être"séduite" par le projet, ou pas du tout. Je m'invite chez elle. Nous faisons connaissance sans l'appareil photographique. Je ferai les images dans un second temps, un autre jour. Je compose ensuite avec ce qui se présente à moi : la lumière, un espace encombré ou de sa vacuité.
L'image peut se faire très vite ou tarder à se dessiner, ou même ne jamais venir. Je tâtonne, je photographie sur le vif. Parfois, je dirige doucement la personne vers ce que j'avais imaginé ou compose tout à fait autre chose. L'image me dépasse. Je sais seulement que différents temps se superposent, l'instant présent, les réminiscences. Il y a l'expérience sensible personnelle, la nostalgie de moment vécu ou non, ce qui me compose à ce moment-là... Et puis il y a ce que la personne est prête à donner.Chaque rencontre m'amène à des prolongements inattendus.
Vous aimez beaucoup les mots ; quel est votre rapport à l'écrit ?
NB : J'écris de manière irrégulière sur des moments de vie. Je souhaite décrire des micro-événements que je n'ai pu saisir en photographie. Je garde une trace de certains moments poétiques. Je pensais présenter des extraits de ce journal mais j'ai considéré que ce n'était pas assez abouti.
Comment faites-vous dialoguer le texte et l'image ?
NB : Le lien entre le texte et l'image est particulier : il ne faut pas que les mots desservent l'image et inversement, ils doivent cohabiter et continuer à vibrer. J'apprécie la légende factuelle scientifique et sociale qui pose le contexte de l'image d'archive ou documentaire. Pour des travaux plus plastiques, je préfère lire de la poésie (mais pas trop) ou des éléments qui décrivent l'environnement de l'image.
Vous réalisez également des films : dans la série Ar Gouren vous présentez ainsi un court-métrage et des photographies. Comment faites-vous dialoguer ces deux médiums ?
NB : Le film n'accompagne pas systématiquement mes séries photographiques. Les images du gouren représentent des lutteurs après le combat, quand le corps se relâche et que l'esprit est encore au duel, la peau rougie par l'effort, les joues mouchetées de sciure.
Le film "Lutte au crépuscule" est une autre lecture du gouren. Je me suis inspirée d'une peinture de Paul Gauguin, "la vision après le sermon" (1888). Le peintre assiste à un tournoi de gouren à Pont-Aven et le compare au passage biblique de la lutte de l’Ange et de Jacob.
J'ai eu alors l'idée de mettre en scène deux lutteurs (deux frères du Sol Gouren Brest) dans la nature sous la voûte céleste au crépuscule. Filmer pour un photographe, c'est accepter (difficilement) cette image mouvement qu'on ne peut pas figer. C'est sûrement pour cela que j'ai tiré plusieurs photogrammes du film.
Comment s'opère le choix du médium dans votre démarche artistique ? à quel moment vous dites-vous que le film ou le texte peuvent être mobilisés ?
NB : Ma pratique est essentiellement photographique. Il m'arrive de changer de support afin de mieux traduire une émotion ou palier aux limites de la photographie. Pour Les hautes solitudes, j'ai réalisé un bas-relief en grès noir. Il décrit une scène observée à la plage que je n'ai pu photographier. Le bas-relief représente un garçon allongé sur une planche (paddle ou longboard). Sa posture endormie, presque christique, au format rectangulaire, rappelle le format des sablières.
Le projet du film "Qui chante les lèvres fermées" s'est présenté suite à mes recherches sur le Léon dont Ouessant fait partie. J'ai découvert le rite funéraire de la Proëlla et beaucoup d'images en mouvement sont apparues. L'écriture du film m'a tenue dès le début de la résidence et ce pendant 6 mois ; j'étais bien plus inspirée à développer le court métrage qu'à creuser le sillon de la série photographique. Le film est très particulier, il n'a pas de narration classique. Je l'ai autoproduit et tourné en 2 jours et demi, ce qui aurait nécessité une semaine.
Comment pratiquez-vous la photo ? est-ce que photographiez beaucoup ?
NB : Je photographie souvent mais je travaille uniquement sur les photographies que je réalise lors de mes résidences de création sur un temps donné. J'utilise un moyen format argentique 4,5x6cm, un 24x36 et un boitier numérique. Je n'arrive pas à photographier la ville où je réside (Paris). Il m'est aussi impossible de photographier mes amis et ma famille : c'est lié au rapport à la mort.
Je prends beaucoup de photographies et de captures d'écran avec mon Iphone toute l'année. Je n'ai jamais rien fait de cette matière de basse définition, je les considère comme des notes.
Parallèlement à mes projets personnels, je réalise des portraits pour Libération ou la revue Mouvement et répond à des commandes institutionnelles (Ministère de la culture) via l’agence Vu'.
Quels sont vos futurs projets ?
NB : J'ai commencé un projet en Pologne en 2018 lors d'une résidence de création organisée par la plateforme Futures et Unseen. Je suis partie un mois à Lodz pour une série autour de la littérature de l'écrivain Witold Gombrowicz.
Il se définissait comme un structuraliste de la rue, évoquant les relations interhumaines. Je fonctionne à sa manière en glissant d'un signe à l’autre. C'est dans l'accumulation des rencontres, des observations erratiques, que je tisse la trame de ma série aux combinaisons infinies. Les images sont à la fois imprégnées de la littérature de Gombrowicz, du contexte social et politique actuel et de mon histoire personnelle, je me situe entre deux cultures.
Gombrowicz a fui le nazisme en 1939 et s'est installé à Buenos Aires. J'envisage d'aller en Argentine en 2023 puis à Vence, en France, où il a passé les cinq dernières années de sa vie. J'aimerais faire un livre de ce projet intitulé "Le temps de l'immaturité".