Né en 1970, Kamel Daoud est écrivain, journaliste et algérien, naturalisé français. Après avoir grandi dans une Algérie secouée par des conflits et des tensions politiques, il se présente comme « un enfant de l’indépendance ». Il vit désormais à Paris et continue de porter un regard sans concession sur son pays natal. Avec Houris, son dernier roman, qui explore le destin d'un pays encore à vif suite à la guerre civile des années 1990, Kamel Daoud a reçu le prix Goncourt 2024.
Dans cet entretien accordé à des étudiantes de Sciences Po Rennes, Kamel Daoud place ses espoirs dans la nouvelle génération face aux atteintes aux droits des femmes et au travail de mémoire en Algérie.
Comment le personnage d’Aube, qui doit se défaire de la culpabilité d’avoir survécu à un massacre, voit-il le jour ? Partez-vous de l’idée de rescapé ou s’impose-t-elle autrement à vous ?
Je ne pense pas que l’on puisse faire des romans avec des idées, il serait ennuyeux. On le fait avec des émotions et des interrogations. On fait interroger un réel par des personnages. Si on a une idée, on écrit un pamphlet, un essai ou un article. Pour moi, le personnage naît parfois comme une solution émotionnelle. Aube est née du fait que beaucoup d’Algériens ont vécu la guerre civile et ne la disent pas parce qu’il n’y a pas d’espace public et politique autorisé, pas de champ libre pour le faire. Ces récits étaient dans ma tête, mais il fallait un prétexte pour le texte. Aube a résolu la question profonde de raconter ce que l’on ne peut pas raconter. Comme elle n’a pas de corde vocale, elle en était l’incarnation parfaite et l’inhibition était levée.
Votre livre Houris donne une réelle importance aux femmes, contre l’image de « femme-objet » qui leur est assignée, notamment lors des épisodes islamistes. Pourquoi la voix des femmes en Algérie, et plus largement dans le monde arabe, est-elle si importante ?
Je juge les nations au sort qu’elles réservent aux femmes. À mon arrivée en Occident, j’ai été frappé de voir qu'il nous surpassait, car il mobilisait toutes ses forces, y compris les femmes. En Algérie, les islamistes contrôlent l’école, la culture, la quasi-totalité des médias et leur propagande est en train de prendre le pas sur la vérité et la responsabilité.
Les jeunes filles, pour lesquelles on a alloué des dépenses d’éducation conséquentes, arrivent à 18 ans, se marient et restent dans la maison, souvent interdites de sorties pour le reste d leurs vies.
Je considère que si je suis dans un pays où les femmes sont libres, je me sens moi-même en sécurité. Là où la femme est libre, l’homme est quelqu’un d’équilibré, qu’il est dans une bonne santé mentale, physique, émotionnelle et même sexuelle. On ne voile pas une femme si l’on est quelqu’un d’équilibré.
Les islamistes s'attaquent aussi à la question de la mémoire…
Je constate qu’un révisionnisme dangereux - dont nous n’avons pas idée en Occident - est en train de s’installer. Le discours officiel répète inlassablement que « la seule véritable guerre, c’est l’indépendance ». Le régime a imposé l’oubli, les islamistes ont construit l’innocence et beaucoup de jeunes y adhèrent au récit d’une guerre de libération désormais vue comme religieuse. Cela renfloue la légitimité des islamistes.
Comment expliquez-vous ce phénomène de « surenchère mémorielle » autour de la guerre d’indépendance ?
Elle est une conséquence de la volonté des islamistes d’effacer l’autre guerre, la guerre civile. Le seul moyen de faire oublier une guerre « honteuse » où nous nous sommes entretués était de mythifier une guerre où l'ennemi était « autre ».
Au quotidien, en Algérie, on ne parle donc plus de la guerre civile ?
Au quotidien non, mais il suffit d’inviter quatre algériens pour un dîner très long, à la deuxième moitié, ils vont parler de la guerre. Sauf pour ceux qui se sont battus pour la vérité, la tendance de l’humain est à l’oubli parce que l’oubli apporte un peu de confort, un peu de répit. On n’a pas envie que ça existe tout le temps, on a envie d’en sortir. Un des personnages du roman dit que l’oubli est parfois une forme du bonheur, qu’il est une miséricorde.
Comment escamote-t-on un pan traumatique de l’histoire de l’Algérie ? Comment fait-on oublier une guerre ?
L’oubli peut non seulement être organisé étatiquement, mais il peut être aux commandes. Il est humain, il est naturel. On peut organiser l’oubli, on peut l’imposer, on peut le mimer, on peut y croire. On peut même croire qu’on a oublié, mais le reste s’en souvient.
Quelles sont les conséquences de la disparition de l’histoire de la guerre civile ?
C’est la question que pose ce roman : est-ce qu’oublier est un droit pour pouvoir être heureux ? Ou est-ce qu’oublier, c’est se défausser sur la génération suivante ? Les choses que l’on veut vraiment oublier finissent par ressurgir dans le corps. On somatise l’oubli et la mémoire. Si on ne somatise pas, ces fantômes ressurgissent avec les enfants, qui nous reviennent avec des questions qui les dépassent. Nous avons fait endosser aux générations suivantes ce que nous n’avons pas eu le courage de trancher. C’est pour cela que la prise de parole, le récit et le témoignage sont importants pas uniquement pour les victimes d’une guerre, mais pour que les générations suivantes sachent que lorsqu'on tue, on doit assumer. Dire, être puni ou demander pardon, ou les trois.
Près de la moitié de la population algérienne a moins de 25 ans ; quels rapports entretient cette génération envers sa propre histoire et envers la France ?
L'algérianité est marquée par ce que j’appelle un « manque de souveraineté affective ». Notre identité est définie par contraste avec « l’autre ». Être un « vrai » algérien, ce serait être un « anti-français ». Or, je défends l’idée que mon algérianité, je puisse la définir en moi-même.
En ce qui concerne les nouvelles générations, nous pensions qu’avec la mort des vétérans, la « rente mémorielle » - la valorisation d’une mémoire collective à des fins politiques - allait s’estomper. Or, les nouvelles générations sont biberonnées par ces discours empreints du manichéisme le plus simpliste. Aujourd’hui, de nombreux jeunes se réclament de ce discours mémoriel. La guerre d’indépendance est perçue comme la success story algérienne à laquelle ces jeunes veulent s’identifier.
Vous plaidez pour un « droit à la vérité » vis-à-vis de cette jeunesse. Votre roman s’adresse-t-il à cette nouvelle génération, qui n’a pas vécu et à qui l’on n’a pas enseigné ces événements ?
En tant que père, c’est mon rôle de transmettre l’histoire de notre pays à mes enfants. En Algérie, une parole essaye de se faire entendre, mais elle n’est pas portée institutionnellement. Il n’y a ni enquête de terrain ni forum d’expression qui permettraient une réflexion ouverte. Tant qu’il n’y aura pas d’appui institutionnel, ce ne sera jamais suffisant face au discours officiel.
En tant que citoyen algérien, je réclame un devoir de vérité, un devoir d’histoire. J'espère que la nouvelle génération et les suivantes feront ou réclameront le droit de faire ce travail.
Pour aller plus loin
Retrouvez les textes de Kamel Daoud en écho aux photographies de Raymond Depardon
Son œil dans ma main, R. Depardon et K. Daoud
Exposition
Du 25/06/24 au 05/01/25
Salle Anita Conti
Payant
(ré)écouter la rencontre du 3 octobre aux Champs Libres
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