En novembre 2024, les Champs Libres accueillaient le cycle de débats publics Les dialogues européens, initié par l'Institut Français. Pendant 3 jours, le public a pu entendre des grandes voix européennes et se questionner sur le rôle et l'avenir de l'Europe, à l'heure du retour de la guerre sur le continent. C'est dans ce cadre que des étudiantes de Sciences Po Rennes se sont entretenues avec la Brésilienne Ana Paula Tostes, chercheuse en sciences politiques, qui apporte son éclairage unique pour rétablir la convergence dans un monde fracturé et la nécessité d’un renforcement de la relation Europe-Amérique latine.
Vous préférez utiliser le concept de "Sud géopolitique global" que celui de "sud Globabl". Pouvez-vous nous expliquez pourquoi ?
Ce concept de "Sud géopolitique global" n’est pas le mien, mais je l’apprécie car l’ajout du terme « géopolitique » permet de mieux prendre en compte les pays d’Amérique latine dans les grandes disputes internationales ou les compétitions pour les ressources. Cela met également en évidence le fait que nous avons nos propres problématiques liées à la violence, la pauvreté et l’instabilité des institutions.
En tant que chercheuse brésilienne, quelle est votre vision du multilatéralisme ?
Les pays du Sud géopolitique global dépendent du multilatéralisme. Pour un pays comme le Brésil, ou pour les pays d’Amérique latine, il est très important d’évoluer dans une gouvernance mondiale qui s’appuie sur des organisations internationales significatives, des sommets, et des espaces de coopération et de dialogue réunissant divers points de vue.
Peut on croire encore au multilatéralisme dans notre ordre international actuel ?
Depuis 1990 et la fin de la Guerre froide, nous assistons à une crise du multilatéralisme. Je dirais que le problème réside dans l’émergence d’une multipolarité sans multilatéralisme. La première implique l’existence de plusieurs intérêts et pouvoirs en compétition pour des ressources et de l’influence, mais sans espaces de coopération.
Pourtant, je pense que le multilatéralisme est absolument nécessaire. La guerre en Ukraine a remis en question l’efficacité des organisations internationales, et nous a rappelé que la guerre peut frapper à notre porte. Nous ne partageons pas toujours les mêmes valeurs, mais nous devons essayer de dialoguer avec différentes régions. Cela devrait servir de leçon, il faut moins de compétition et plus de coopération.
En octobre dernier se tenait un sommet des BRICS à Kazan, en Russie : quelle place dans l'ordre international ces dirigeants cherchent-ils à avoir ?
Ces pays ont des visions complètement différentes sur de nombreux aspects politiques. Ils ne s’entendent pas sur certaines valeurs. Les BRICS sont simplement un groupe de pays du “Sud géopolitique global” qui coopèrent sur des questions économiques spécifiques. Ce n’est ni une organisation internationale ni régionale. C’est avant tout une alliance économique, plutôt que politique.
Quelle est la perception de l’Union européenne (UE) au Brésil et en Amérique latine ?
Au Brésil, l’Europe et l’UE ont toujours été perçues comme des partenaires très importants, car nous avons des liens culturels profonds. Dans le passé, lors de la construction de la République brésilienne, nous avions des relations commerciales et des investissements significatifs avec l’Angleterre et des liens culturels étroits avec la France. Par exemple, nous utilisons des mots français, et je mange du pain français tous les jours (le “pão francês” brésilien) !
Cependant, il existe une certaine frustration liée aux attentes envers l’Europe. Il a fallu de nombreuses années à l’UE pour tenter de se reconnecter avec l’Amérique latine. Au cours des dix dernières années, nous avons vu beaucoup d’investissements, mais principalement de la part des grandes économies asiatiques, en particulier la Chine, qui a lancé les Nouvelles Routes de la Soie. Aujourd’hui, elle est le principal partenaire commercial du Brésil et de la plupart des pays d’Amérique latine, tandis que l’UE est quatrième pour le Brésil.
Comment l’Union européenne se positionne-t-elle face à cette montée de la Chine en Amérique latine ?
L’Union européenne demeure une puissance mondiale, mais son influence est d’un type différent. Elle exerce un pouvoir normatif et commercial, en mettant l’accent sur une approche plus éthique et « moralisée » du commerce, ce qui est très positif.
Concernant l’Amérique latine, les dialogues bi régionaux entre l’UE et cette région avaient été gelés depuis 2016. Toutefois, face à l’augmentation significative des investissements chinois en Amérique latine au cours des dix dernières années, l’UE a récemment réorienté son attention vers cette région, cherchant à rétablir et renforcer les liens.
Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt de l’UE pour l’Amérique latine ?
Je vois deux événements qui expliquent cette tentative de l’UE de revenir en Amérique latine. Le premier moment a été en 2021, après la pandémie, avec le lancement de la stratégie Global Gateway. Il s’agit d’une stratégie visant à concurrencer les Routes de la Soie chinoises avec d’importants investissements dans les pays en développement, notamment dans la connectivité. Cependant, si l’on regarde les chiffres, la majorité des fonds sont allés à des pays africains et asiatiques, mais pas à l’Amérique latine.
Le deuxième événement important a été la guerre en Ukraine. Depuis son déclenchement, nous avons vu l’UE s’intéresser à nouveau aux pays d’Amérique latine. Dans notre cas, cette guerre a été une terrible tragédie mondiale, mais elle a poussé l’UE à agir de manière plus multilatérale qu’il y a dix ans. Cela a conduit, en juillet 2023, à la relance du premier sommet UE-Amérique latine depuis 2016, lors duquel le partenariat stratégique et la coopération ont été renouvelés.
Pensez-vous que l’accord UE-Mercosur s’inscrit dans cette dynamique ?
Absolument ! Je pense que l’accord UE-Mercosur représente une bonne opportunité de renouveler la coopération avec l’UE, et j’espère qu’il aboutira. Au Brésil, nous avons besoin d’investissements pour « remettre de l’ordre » après quatre années de présidence d’extrême-droite. Ainsi, la coopération avec des partenaires prêts à investir et à conclure des accords avec le Brésil, comme les pays des BRICS, sera bien accueillie. Elle pourrait même devenir plus importante que celle avec l’UE si cet accord échoue. Par exemple, nous avons besoin de nombreux investissements pour protéger l’Amazonie, qui représente 60 % du territoire !
L’accord UE-Mercosur est-il uniquement commercial ou peut-il ouvrir la voie à une relation plus large et à d’autres coopérations à l’avenir ?
Cet accord est avant tout axé sur le commerce, mais il représente une opportunité majeure pour établir une relation totalement nouvelle entre le Mercosur et l’UE, notamment dans un contexte où la Chine gagne en influence dans la région. Le commerce est essentiel, en particulier pour des pays comme le Brésil, qui cherchent à se développer. Cependant, cet accord peut servir de fondation pour bâtir des relations plus étroites et diversifiées, ouvrant la voie à d’autres types de coopérations à l’avenir.