Barbara Cassin, élue en 2018 à l'Académie française, est philologue, helléniste et philosophe. Dans cet entretien avec des étudiantes de Sciences Po Rennes, Barbara Cassin lie l’épopée d’Ulysse à la langue grecque et la philosophie, reprenant ainsi le fil de son dernier roman graphique intitulé L’épopée au Louvre et illustré par les œuvres d’art de la galerie Campana du musée du Louvre.
Comment est née votre passion pour la Grèce antique et sa philosophie ?
J’ai étudié le grec à l’école et j’ai trouvé ça génial. C’était la première fois que j’avais l’impression d’étudier une autre langue, et donc d’en avoir une. L’anglais et le latin ne me paraissaient pas différents. J’ai adoré la complexité du grec. Les grands mots étaient tellement polyphoniques que j’ai trouvé ça extraordinaire. J’ai aussi apprécié la syntaxe, à la fois souple et précise, sur laquelle rien ne pèse.
L'Odyssée d'Homère fait partie intégrante du programme de l'Éducation nationale, traversant les réformes et les époques. Qu'est-ce qui rend cette œuvre intemporelle et essentielle pour la formation intellectuelle des jeunes générations ?
L'Odyssée est un livre fondamental parce qu'il a profondément marqué toutes les générations, même celles qui n'en voulaient pas. Homère a contribué à la construction de la langue et de la culture grecques, qui, à leur tour, ont façonné notre propre culture. Ces poèmes ont influencé les idéaux et les héros qui nous accompagnent encore aujourd'hui, comme Achille, Ulysse, Hélène et Pénélope. Ils ont également posé les premières bases de la ruse, de l'amour et des valeurs héroïques, des thèmes toujours fascinants et complexes qui résonnent encore. Cette œuvre nous relie à nos ancêtres et aux racines profondes de notre civilisation, ce qui en fait un trésor intemporel.
Les langues anciennes, comme le grec et le latin, occupent une place de plus en plus marginale dans l'enseignement scolaire contemporain. Est-il crucial de maintenir leur enseignement, malgré leur statut de « langues mortes » ? Quels avantages intellectuels et culturels pourraient en tirer les élèves ?
Il est essentiel de maintenir l'enseignement des langues anciennes, mais de manière renouvelée. Plutôt que de commencer par la grammaire, il serait plus pertinent d'enseigner les langues anciennes à travers des textes et des phrases, en les étudiant de manière interactive. Par exemple, la première phrase de l'Odyssée, « Dis-moi, Muse […] », pourrait être un excellent point de départ. Cela permettrait aux élèves d'appréhender la construction des phrases et la richesse de la langue. En outre, il est crucial de revoir l'organisation du système éducatif pour attirer davantage de professeurs motivés, en améliorant leurs conditions de travail et de rémunération.
L'Odyssée d'Homère est riche de ses personnages iconiques que vous avez magnifiquement présentés dans votre récit graphique ; avez-vous un personnage préféré ?
Ulysse est fait pour intéresser tout le monde jusqu’au bout puisqu’il doit repartir, ce qui est vraiment extraordinaire. Celle qui m’intéresse le plus c’est Hélène, dans la scène du cheval de Troie, où la question de savoir ce qu’est une femme se pose. Sinon, je trouve que chacune des femmes de l’Odyssée est un type idéal de femme. Calypso est une amante adorable, qui accepte tout. Pénélope est la femme enracinée. Nausicaa est la plus jeune fille et la plus courageuse. Circé est la mauvaise qui veut devenir bonne, et que l’on peut rendre bonne. Les sirènes sont des êtres atrocement compliqués. Athéna est le double féminin et divin d’Ulysse. Elle est la déesse de la métisse comme Ulysse est l’homme de la métisse.
La femme est donc à chaque fois d’une importance extrême mais y reste assignée. Il ne s’agit en effet jamais directement d’elle puisqu’il s’agit du héros, Ulysse. Chaque femme a une caractéristique forte et sans ces muses, Homère ne dirait rien. On peut ainsi dire que la Muse triomphe dès le départ, comme en témoigne le début de la première phrase de l’Odyssée : « Dis-moi, Muse [...] ». Ensuite, c’est Athéna, la doublure d’Ulysse, qui triomphe sans cesse. Celle qui résiste vraiment c’est Pénélope, jusqu’au symbole même de la conjugalité : le lit enraciné.
J’aime donc toutes les femmes, y compris lui, Ulysse.
En tant que philosophe et linguiste, comment définissez-vous votre rapport personnel au féminisme ? Est-ce un engagement explicite ou une conséquence naturelle de vos recherches ?
Le féminisme est une dimension présente naturellement dans mes recherches. Dans l'Odyssée, par exemple, les femmes jouent un rôle essentiel pour le succès d'Ulysse, mais paradoxalement, c'est lui qui est le seul qualifié de héros. Figures féminines comme Athéna, Circé ou Pénélope sont indispensables à l'épopée, mais c'est Ulysse qui incarne l'héroïsme. Certains auteurs, comme Samuel Butler, ont suggéré que l'Odyssée pourrait être l'œuvre d'une femme, tant les personnages féminins y sont prééminents. L'œuvre souligne ainsi l'importance de chaque femme tout en plaçant Ulysse au centre de l'histoire. Cela soulève une réflexion sur la manière dont les femmes sont représentées et, en même temps, met en lumière la domination des figures masculines. Au final, Ulysse et Homère, tout comme Athéna et la Muse, ne seraient rien sans l'apport des femmes qui les entourent.