Michelle Perrot est historienne. Féministe engagée, c'est une pionnière de l’histoire des femmes. À l'occasion de son dernier ouvrage publié avec Eduardo Castillo : Le Temps des féminismes (éd. Grasset), elle s'est entretenue avec cinq étudiants de SciencesPo Rennes.
Est-ce si important l'histoire des femmes soit écrite par des femmes ?
Michelle Perrot : Ce sont les femmes qui ont souhaité réfléchir à leur propre histoire. C'est un peu une évidence, ce sont elles qui ont pensé leur histoire collective. Elles ne l’ont pas fait seules, il y a toujours eu des hommes alliés, minoritaires. Quand Alain Corbin écrit filles de noces [1], il parle d’un sujet essentiel. C’est l'exemple d’un homme qui écrit sur les femmes. Toutefois, les femmes écriront peut-être un autre type d’histoire. Lorsque ce sont elles qui écrivent sur ce sujet, elles se posent peut-être davantage la question des prostituées elles-mêmes, de ce que sont leurs paroles et leurs vies.
Aujourd’hui est-il souhaitable qu’hommes et femmes interviennent ?
MP : Le plus bel exemple c’est Condorcet et Olympe de Gouge, qui écrivent au même moment des revendications communes. Le récit que font les femmes est fait pour tout le monde : pour que tout le monde le lise et ai envie de l’écrire, comme l’a fait Georges Vigarello en écrivant une histoire du viol [2].
Vous co-écrivez ce livre avec un homme, Eduardo Castillo, quelle est la légitimité d’un homme à adopter une posture féministe dans son travail ?
MP : Ce livre n’aurait pas existé si Eduardo Castillo ne m’avait pas proposé de faire des entretiens au printemps 2020. C’était passionnant : 14 entretiens de 2 heures. Les questions n’ont pas été reprises textuellement dans le livre et je le regrette - c’était mon souhait – mais il m’a dit que ses questions étaient dans mes réponses. On a réécrit et je trouve très bien que ce soit un homme et une femme, on est pour la parité, on peut l’être pour les livres aussi.
Vous écrivez : "le féminisme apparaît comme en sommeil". Aujourd'hui, s’est-il vraiment réveillé ?
MP : Ces dernières années, je pense qu'il y a eu une phase plus calme, ce qui ne veut pas dire qu'il ne se passait rien. Le féminisme fonctionne par aller-retour, après les grandes avancées, la société a eu son temps de digestion. Maintenant, il y a un réveil très fort. La société et les moyens de communication changent, il y a un besoin pour les féminismes de reprendre pied afin de s’inscrire dans ce monde nouveau, on le voit bien avec le mouvement #Metoo. Nouvelle génération, nouveaux problèmes, nouveaux défis : voilà, c’est à vous !
Vous intitulez votre livre Le temps des féminismes, pourquoi des féminismes, au pluriel ?
MP : Oui, des féminismes, et ce n’est pas pour dire qu’il y a désunion entre les femmes, mais qu’il peut y avoir des opinions différentes. Par exemple dans les années 70, toutes les femmes n’étaient pas pour l’avortement. La doctoresse Lagroua Weill-Hallé et Evelyne Sureau qui avaient fondé La Maternité Heureuse, étaient elles-mêmes divisées. Lagroua Weill-Halé était pour la contraception mais contre l’avortement, alors qu’Evelyne Sureau était pour les deux. Plus tard, Lagroua Weill-Hallé a changé d’opinion et s’est ralliée à la lutte majeure qui était pour l’interruption volontaire de grossesse.
Pourquoi est-il important d'insister sur cette pluralité ?
MP : Il y a nécessairement des féminismes parce que les femmes sont nombreuses. Il ne faut pas s’étonner que sur des problèmes anthropologiques tels que les mutations de la famille, du couple, de la naissance, de l'amour, des femmes pensent différemment. Les chemins sont souvent compliqués : on réfléchit, on change, quelqu’un vous influence. Cela ne veut pas dire que sur des problèmes fondamentaux ces courants ne vont pas se rejoindre pour une action commune.
Vous parlez de votre papa et de l’importance qu’il a eu pour vous. Il vous disait notamment de “ne pas vous embêtez avec un mari trop tôt”. Vous a-t-il poussé vers l’indépendance ?
MP : Mon père a été fondamental. Mais étant donné que dans ma génération, c’était encore les hommes qui détenaient les clés de la société, c’était particulièrement important que le père dise : "vas-y !". Naturellement le rôle de la mère est essentiel et il est possible que je n’en ai pas assez parlé, il faudrait que je le fasse davantage.
Le comportement des parents compte donc beaucoup dans la construction féministe…
MP : Le rôle des parents mais aussi des frères et sœurs quand ça existe. La place qu’on donne aux garçons dans la famille par rapport à la fille - à ce qu’on lui autorise - ça joue un grand rôle. La manière dont se comportent les parents, c’est essentiel, et peut-être le plus difficile, parce qu’on ne se rend pas toujours compte des résultats d’un mot, d’un geste, d’une situation.
Quelle est la place de l’éducation dans la construction d’une conscience féministe ?
MP : L’éducation, c’est cet ensemble complexe qui comprend les paroles, l'enseignement, la famille et les attitudes qui viennent de la famille. C’est fondamental mais c’est compliqué. Françoise Thébaud a écrit un livre remarquable qui s’appelle : La place des femmes dans l’histoire [3]. Avec ses collègues, elle a pris des cas - la guerre 14-18 ou encore le protestantisme - pour y montrer la place des femmes. Il a du matériau, y compris préparé pour que les professeurs puissent en parler. Mais les programmes n’y accordent pas une grande place. En tant qu'historienne, je trouve que le travail du point de vue de l’histoire des femmes ne passe pas très bien dans le récit historique, excepté à l’université. À l’école, dans le primaire et encore davantage dans le secondaire, ne se transmettent que peu de choses dans les classes. Et dans la cour de récréation c’est toujours pareil : les garçons font du foot et les filles sont dans l’angle.
Vous soulignez que pendant très longtemps, dans les villages, il y avait des lieux de socialisation exclusivement féminins : le puits, la fontaine, le lavoir... Les femmes d’aujourd'hui font-elles le choix de se réunir ?
MP : J’ai l’impression, à voir vivre les jeunes femmes d’aujourd'hui, que ça existe encore. Les copines de collège et de lycée se retrouvent entre elles. Ma petite fille est mariée, elle a des enfants, elle s’entend bien avec son mari mais de temps en temps elle part avec des amies. J’ai le sentiment que ça existe beaucoup plus à l’heure actuelle que dans ma génération, où ça aurait paru bizarre.
Le mouvement féministe s'est structurée en groupes de femmes. En faisiez-vous partie ?
MP : Avec Françoise Bach, (nous étions toutes les deux professeures Jussieu et très engagées dans le mouvement des femmes) on a eu une idée lors d’une manifestation pour le droit à l’avortement : pourquoi ne ferait-t-on pas un groupe d’études féministes à Jussieu ? C’était une université nouvelle, très ouverte. On a réuni quelques-unes de nos amies, on a commencé à discuter et on s’est demandé : est-ce-que ce groupe sera mixte ? J’étais pour, parce que j’avais beaucoup d’étudiants intéressés. Finalement on a voté et on est resté entre femmes.
Regrettez-vous ce choix ?
MP : En définitive, j’ai trouvé qu’elles avaient eu raison, parce qu’on discutait de problèmes de femmes : l’avortement, la contraception, la sexualité. À cette époque-là, on ne se voyait pas discuter de tout ça avec des garçons, aujourd'hui ce serait peut-être différent. Quand je vois des jeunes femmes aujourd'hui dire qu’elles veulent faire ça, je me dis que c’est peut-être nécessaire. Certains disent que ça va être la catastrophe et poussent des hauts cris, je me dis que c’est peut-être nécessaire. Grande liberté, je crois qu’il faut que chacun décide comme il veut.
Vous citez Titiou Lecoq, qui a écrit “le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale[4]”. Le combat féministe se fait-il plutôt dans la sphère privée ou dans la sphère publique ?
MP : Il se gagne absolument dans les deux ! Dans le domaine privé c’est fondamental que les égalités existent entre les hommes et les femmes. Même s’il y a des progrès : aujourd’hui les jeunes hommes font beaucoup plus de choses à la maison et assument la paternité. Autour de moi, beaucoup s’occupent des enfants comme leurs compagnes ou leurs femmes.
Et dans le monde professionnel ?
MP : Il y a encore beaucoup de choses à faire et on le voit dans les carrières féminines. La lutte des femmes pour arriver dans l’espace public, c’est toute l’histoire du féminisme. Il n’y avait que des obstacles à passer les uns après les autres. Aussi bien dans le domaine politique que dans celui du travail, de l’accès à l’argent, du pouvoir.
Femme, mère et ambitieuse, c’est possible ?
MP : Le désir d’avoir des enfants continue majoritairement à être porté par les femmes. Arrêt, retard dans leurs carrières : elles continuent à en payer un certain prix. Elles sont amenées à refreiner leurs propres ambitions au point d’entériner souvent que le rôle d’une femme n’est peut-être pas d’aller vers les sommets. Si bien même que si elles ont un enfant, elles hésitent à continuer une carrière trop absorbante. La voie beauvoirienne n’a pas été suivie, résultat les jeunes femmes d’aujourd’hui ont beaucoup de choses à faire. Simone de Beauvoir disait que si on veut écrire et créer, on ne doit pas avoir d’enfant. Elle, elle n’en a pas voulu. La France aujourd’hui est le pays d’Europe où le taux d’activité des femmes est le plus élevé et le taux de natalité aussi, à l’égale de l’Irlande. Cela veut dire que les jeunes femmes en France ont l'idée du cumul.
La vision de la parentalité a donc évolué…
MP : On est passé de l’enfant "subi" à l'enfant "choisi" et ça explique que l’enfant soit une valeur en hausse, donc désirée. L'enfant est aujourd'hui un désir partagé par les couples hétérosexuels et homosexuels. Les couples homosexuels veulent des enfants, pour l’instant ce n'est pas encore autorisé mais ça viendra probablement.
Quel est votre regard sur la place des femmes dans la politique ?
MP : C’est la fameuse question de la parité. La parité en politique, je suis pour et je l’ai été tout de suite. Les résultats y sont plutôt positifs. Je suis plus réservée en ce qui concerne le fait de donner un poste à une femme parce que c’est une femme, je redoute les retombées. Je pense que les femmes sont aujourd’hui en position d’y arriver. Elles font souvent dans le secondaire de meilleures études que les garçons et on ne voit pas pourquoi ça ne serait pas pour leur mérite qu’elles feraient une carrière. Il faut lutter contre tout ce qui représente un obstacle aux femmes pour faire des études supérieures où faire des filières dites masculines. Il faut favoriser l’ambition chez les femmes et ne rien s’exclure. Si on a des filles il faut les soutenir pour qu’elles aillent le plus loin possible dans ce qu’elles ont envie de faire.
Est-ce que vous auriez des recommandations culturelles à nous partager ?
● Relire Simone de Beauvoir [5].
● Lire les jeunes philosophes d’aujourd’hui, je pense à Camille Froidevaux-Metterie - Pleine et douce [6] un roman dans lequel elle reprend ses différentes idées philosophiques et situations des femmes en les incarnant dans des personnages.
● Virginia Woolf [7].
● Parmi les films, je crois que Une nuit à Téhéran [8] est très bien. Il faut regarder des films de femmes d’ailleurs.
[1] Disponible à la Bibliothèque des Champs Libres : ici.
[2] Disponible à la Bibliothèque des Champs Libres : ici.
[3] Disponible à la bibliothèque des Champs Libres : ici.
[4] Libérées ! le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale, de Titiou Lecoq (éd. Fayard).
[5] De nombreux ouvrages de Simone de Beauvoir ou consacrée à son œuvre et sa personnalité sont disponibles à la Bibliothèque des Champs Libres : ici.
[6] Disponible à la Bibliothèque des Champs Libres : ici.
[7] De nombreux ouvrages de Virginia Woolf ou consacrée à son œuvre et sa personnalité sont disponibles à la Bibliothèque des Champs Libres : ici.