Catherine Larrère : " L’écologie, c'est la science de l’interdépendance généralisée."

Écrit par : Alwena LE TALLEC, Zazie DOUBLIER, Coline ROSSE et Luna BEAUDOUIN-GOUJON
Licence : TDR
Publié le : 19/03/24

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Illustration d'après photographie de Catherine Larrère. Réalisée numériquement, l'illustration représente le philosophe de profil, la tête tournée vers l'objectif. Elle porte un haut rouge et un collier.
Catherine Larrère, Loïcia Provost, CC BY-SA 4.0

Dans le cadre de leurs études, des étudiants de Sciences Po Rennes s'entretiennent avec quelques-uns des grands témoins invités aux Champs Libres. À l’occasion de sa venue aux Champs Libres, ils ont pu rencontrer Catherine Larrère. 

L’écoféminisme est la rencontre des luttes écologiques et féministes, partout dans le monde, en réponse à la double oppression qui frappe les femmes et la nature. Spécialiste reconnue d’éthique environnementale, Catherine Larrère était l'invitée des Champs Libres, le 20 janvier 2024, pour expliquer ce concept et montrer dans quelle mesure ces luttes peuvent se conjuguer. À cette occasion, elle s'est entretenue avec trois étudiantes de Science po Rennes.

Que pensez-vous de l'idée de “réarmement démographique” récemment avancée par Emmanuel Macron ?

Catherine Larrère : La question de la reproduction est éminemment politique, les gouvernements s’en préoccupent dans une dimension malthusienne ou nataliste. J'ai lu deux tribunes intéressantes sur cette injonction de réarmement : La première, de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, parue dans Le Mondequi montre à quel point cette injonction nataliste est antidémocratique. La seconde est celle de ma fille historienne, Mathilde Larrère, publiée dans L’Obs et intitulée Lâchez nos ovaires, ouvrez les frontières”. Ce texte retrace historiquement la façon dont, depuis le début du 19e siècle, l'État est intervenu pour contrôler les ventres des femmes.

Ces deux tribunes le montrent bien : la femme a toujours été définie par sa capacité de reproduction. Ce “réarmement démographique” illustre une nouvelle fois une logique traditionnelle et patriarcale de l’emprise des femmes.

 

Peut-on faire un lien entre le contrôle de fécondité et l'écoféminisme ?

CL : Oui, très clairement. En m’intéressant à la question écoféministe, j’ai étudié les mouvements du Sud global. Les militantes montrent qu’il existe une double injonction nataliste : celle de l’incitation à la reproduction venant des Églises, et celle de son interdiction qui est imposée par l’État. Cette double injonction est aussi liée à la place et au rôle de la femme au sein de la famille. L’activiste indienne Vandana Shiva exposait la capacité des femmes à prendre en charge leur fécondité, et enjoignait les hommes à ne pas les traiter comme des “choses naturelles” comparables à des brebis ou des vaches. Cette façon de naturaliser les femmes pour mieux contrôler leur fécondité est une question d'écoféminisme. 

 

Comment avez-vous découvert l'écoféminisme ?

CL : J’ai rencontré ce mouvement tard, je ne l’ai donc pas vécu sur le terrain. Je n’ai pas entendu parlé, en 1974, de la publication de Françoise d’Eaubonne Le féminisme ou la mort, longtemps oublié mais considéré aujourd’hui comme l’un des ouvrages pionniers de l’écoféminisme. Je me suis intéressée à l’écoféminisme d’abord en tant que philosophe de l’éthique environnementale, ce qui est différent d’un intérêt féministe sur le mouvement.

 

Que pouvez-vous nous dire sur cette différence ?

CL : En entrant dans l’écoféminisme par la porte du féminisme, on se rend compte que les distinctions féministes, telle que celle faite entre universalisme et différentialisme dans les années 1950-1960 par exemple, sont difficilement applicables à l’écoféminisme.

De plus, venir à l’écoféminisme en partant des théories féministes peut certes nous convaincre que prendre en considération des questions écologiques est important, mais cela ne nous apprend finalement pas énormément de choses sur notre rapport à cet environnement. Tandis que si vous entrez dans l’écoféminisme par ce que j’appellerais un environnementalisme ordinaire, c’est-à-dire un environnementalisme non institutionnalisé renvoyant à des mobilisations extraordinaires, alors vous percevez différemment  l’environnement. Vous ne le voyez plus seulement comme un état du monde dressé par les scientifiques.  Vous comprenez que c’est quelque chose de plus vivant, mouvant, interconnecté.

 

Quels liens peut-on établir entre l'écoféminisme et les mobilisations écologiques comme le mouvement contre la construction de l'A69 ?

CL : Chez certaines écoféministes, il y a la volonté de mettre à distance l’idée de progrès ; pour se projeter dans l’avenir, il faudrait se réapproprier la nature et entretenir avec elle un rapport simple, ancien. C'est la philosophe Émilie Hache qui évoque ce concept de reclaim, défini comme la volonté de se réapproprier et de redécouvrir un rapport à la nature.

 

Comment peut-on appliquer ce concept dans les luttes écologiques ?

CL : Le reclaim n’est pas synonyme d’une logique de conservation ou de restauration des habitats naturels, revendiquée par de nombreux écologistes. La notion de reclaim prône une remise en route des processus naturels, pour recréer un écosystème sans l’empreinte de l’Homme. 

Au-delà de cette volonté de réappropriation prônée par certaines écoféministes, la lutte écologiste va au-delà de la conservation de la biodiversité. Les écologistes souhaitent créer de nouveaux rapports sociaux et de nouveaux rapports à la Terre. Par exemple, la notion du “bio” est plus restrictive en France, que dans le monde anglo-saxon. Le terme “organic” vise plus à changer le rapport à la Terre et aux Hommes.


Comment voyez-vous l’évolution du mouvement écoféministe ? 

CL : J’estime que le mouvement écoféministe ne peut pas passer par le schéma révolutionnaire. Le rassemblement des forces de partis pour renverser l’ordre établi, c’est fini. Le schéma révolutionnaire tel qu’il a été élaboré entre la Révolution française et la Révolution russe n’a pas vraiment marché et ne marchera plus. 

Cela ne veut pas dire que la lutte va se faire toute seule. S’il y a un espoir, ce sera du côté des luttes interstitielles, de mouvements en réseaux. Ces réseaux sont des points de force. C’est dans ces formes de réseaux, sans organisation centrale, qu’on peut penser à des formes de contrôle, de subversion, de transformation.

 

Pour vous, quelle est la place de l'homme dans le mouvement écoféministe ?

CL : Nous vivons dans l’illusion de l’autonomie et cette illusion a des figures masculines. C’est typiquement la phrase dans Cinna de Corneille : « Je suis maître de moi comme de l’Univers ». C’est une idée de l’autonomie à partir de laquelle on a construit un idéal dont l’homme est l’incarnation. Mais en réalité, nous ne sommes jamais autonomes, c’est la grande leçon de l’écologie comme science de l’interdépendance généralisée. 

On a à la fois une interdépendance dans les rapports sociaux mais aussi une dépendance du milieu dans lequel nous vivons. La Covid nous a fait découvrir des dépendances dont nous n’avions pas idée, par exemple concernant notre approvisionnement en médicaments. Généralement on se dit qu’on va sortir de la dépendance par l’indépendance. Dans la construction sociale des rôles, ce sont en plus les hommes qui sont associés à l’indépendance. Mais là, on a découvert que la solution, c'est plutôt la solidarité puisque nous sommes tous en situation d’interdépendance, y compris les hommes. 

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