Julia Cagé & Thomas Piketty : "Ne pas prendre position, ce n’est pas difficile."

Écrit par : Baptiste Cadeau, Silas Chausse Meynard, Zazie Doublier, Blanche Gaud, Alwena Le Tallec et Coline Rosse
Licence : CC BY-NC-SA
Publié le : 08/01/24

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Photographie de Julia Cagé et Thomas Piketty
Julia Cagé et Thomas Piketty, C_Hermance-Triay, DR

Comment analyser la tripartition de la vie politique issue des élections de 2022 et comprendre les tensions à l’œuvre dans notre pays ?

Julia Cagé et Thomas Piketty s'appuient sur des données électorales et socio-économiques pour décrypter les rapports de force politiques actuel dans Une histoire du conflit politique (éd. du Seuil). À l'occasion de leur venue aux Champs Libres, le 21 octobre 2023, des étudiants de science-po Rennes ont pu s'entretenir avec les deux économistes sur leurs travaux et leurs engagements.

Dans votre ouvrage, vous vous appuyez sur une analyse des inégalités pour tenter d'expliquer des comportements électoraux. En quoi ces inégalités sont-elles un facteur déterminant du vote ?

Julia Cagé : nous nous sommes attachés à analyser différentes dimensions d'inégalité, en croisant la question socio-économique et la question géosociale.

La socio-économique, ce sont les inégalités de revenus, de patrimoine, de diplôme. La question géographique, c'est l'inégalité d'accès aux services publics, à l'éducation. Je ne pense pas pour rien que les électeurs RN sont plus ruraux mais en moyenne, ils sont moins sur des stratégies d'ascension sociale par l'éducation, parce que c'est aussi plus difficile d'accéder aux diplômes. Ce n'est pas simplement la distance des universités. Cela a été assez bien documenté : à partir du collège, si vous avez une heure de transport tous les jours, votre niveau scolaire et vos chances de réussite sont directement impactés.

On voit aussi revenir l'augmentation des inégalités depuis les années 1980 – 1990.

Cela explique pourquoi aujourd'hui, vous avez un bloc du centre électoral extrêmement favorisé et une division des classes populaires.

 

Vous faites un lien entre l'importance du clivage gauche / droite dans la vie politique et la réduction des inégalités. En quoi l'effacement de ce clivage peut être considéré comme un frein aux avancées sociales ?

Thomas Piketty :  En effet, entre 1910 et 1980, on vit la grande période de bipartition politique. Sur cette tendance longue, on peut vraiment constater des réductions sur les inégalités sociales.  On voit aussi un meilleur fonctionnement de la démocratie avec plus de participation.

JC : Pour nous, l'année 1992, avec le traité de Maastricht, marque la fin de ce bipartisme et le retour de la tripartition. On va avoir une explosion du bloc de gauche et du bloc de droite avec, pour le dire rapidement, les électeurs favorisés de gauche et favorisés de droite qui vont voter pour Maastricht et les électeurs défavorisés de gauche et défavorisés de droite qui vont voter contre.  Ce phénomène se renforce d'ailleurs en 2005 avec le référendum sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe. Et on voit là se dessiner le paysage politique actuel. 

On retrouve le socle électoral d'Emmanuel Macron constitué d'électeurs très pro-européens et très favorisés socialement, tandis que les deux autres blocs de droite et de gauche se divisent sur la construction européenne. Ce n’est pas un hasard si la fin du quinquennat Hollande aboutit sur l'élection d'Emmanuel Macron.

 

Vous pensez donc que ce tripartisme est une impasse politique ?

TP : Il y a eu des choses très bien qui ont été faites aussi dans le tripartisme. Le problème de la tripartition, ce n'est pas tellement le fait d'avoir trois blocs, c'est d'avoir un bloc central qui va délégitimer les oppositions. C'est vraiment ce qui se joue aujourd'hui. Une autre limite du tripartisme, c'est que cela pousse à prendre des décisions qui vont à l'encontre de l'intérêt de la majorité. 

Le fait de revenir vers la bipolarisation gauche droite, permet quand même, sinon, de reconstruire des possibilités d'alternance, et de dédramatiser les alternances. 

Illustration d'après photographie de Julia Cagé et Thomas Piketty. Réalisée numériquement, l'illustration représente les deux économistes sur fond vert, la tête tournée vers l'objectif.

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Pensez-vous que la configuration actuelle, avec un centre qui emprunte à la fois à la droite et à la gauche, est amenée à durer ?

TP : Pour nous, c'est très fragile, et ça ne va sans doute pas durer très longtemps. Le plus probable c’est un retour vers une division gauche-droite. Car même si chaque bloc a des incohérences, des fragilités, un des messages du livre, c'est que le socle populaire électoral du bloc de gauche est moins faible que ce qu'on raconte. 

 

L’électorat de l’extrême-droite est-il solide et homogène ?

TP : Non… d'ailleurs, dès que le RN veut s'étendre, il tombe sur un bloc Zemmour, qui est ultra-libéral et ultra privilégié. Ou sur le bloc LR, qui est certes très anti-immigrés, comme le RN, mais très libéral aussi. Donc il n'y a aucune cohérence possible, voilà ce qui nous pousse un peu à l'optimisme.

JC : La partie de l'électorat populaire rural qui a basculé vers l’extrême droite, n'est pas si enthousiaste que ça face au RN. C'est plus un vote par défaut. Nous essayons de montrer que quand les électeurs ruraux votent contre la gauche et la droite, ce n’est pas parce qu’ils sont structurellement conservateurs. C'est à la suite de déceptions sociologiques, économiques, qui peuvent s’entendre.

Il y a toute une propagande des médias, pour dire que tout l'électorat populaire a basculé RN, c'est complètement faux.

 

Julia Cagé, vous avez d'ailleurs travaillé sur cette question de l'indépendance des médias et des journalistes avec Benoît Huet…

JC : Oui, car les médias et surtout les journalistes ne sont plus indépendants de par le pouvoir croissant de grands actionnaires, qui achètent de nombreux médias.

L’exemple le plus parlant est celui de Bolloré, qui depuis 2015 a racheté le groupe Vivendi (incluant Canal + et Itélé), le groupe Prisma (le plus grand groupe de presse magazine français), et récemment Paris Match et le Journal du Dimanche. Ces rachats s’accompagnent de changement de ligne éditoriale et de baisse de fiabilité de l’information, avec de nouveaux rédacteurs en chef proches des actionnaires et de nombreux licenciement de journalistes.

Ces changements entraînent une surestimation médiatique de la question identitaire par rapport aux questions socio-économiques. On peut prendre l’exemple de la rentrée scolaire où les médias ne parlaient que de l’abaya alors que les préoccupations des français se tournaient vers l’inflation des fournitures scolaires et le manque d’enseignants.

 

Vous appelez donc à un changement législatif ?

JC : Oui, avec Benoît Huet (l’information est un bien public, refondre la propriété des médias, éd du Seuil, 2021) nous proposons une loi de démocratisation de l’information, qui impliquerait des conditions à l’attribution de fréquences audiovisuelles et des aides pour la presse. L’une de ces conditions serait notamment le droit de veto sur le choix du directeur ou de la directrice de la rédaction, qui existe aujourd'hui aux Échos ou au Monde. Cette loi permettrait l’indépendance des journalistes. Nous sommes persuadés que des journalistes indépendants garantiraient une information fiable sur des sujets qui préoccupent l'ensemble des Français.

 

Au-delà de cette question des médias, vous appelez aussi la gauche à se renouveler sur la question de la réduction des inégalités…

TP : Le logiciel politique de la gauche est beaucoup plus adapté à une réduction des inégalités, c'est-à-dire une taxation qui est plus progressive. Il faut penser à une taxation du patrimoine. Et c'est vrai qu'une des limites de l'impôt sur la fortune, c'est que depuis qu'il avait été introduit dans les années 80, il a toujours été mal pensé. Donc ça fait partie de la réflexion de la gauche d'avoir un ISF qui rapporte davantage, qui est moins troué, qui est sans doute davantage progressive. C'est aussi à la gauche de mieux penser la taxation des successions. Et pareil, sachant que de toute façon plus de la moitié des gens ne sont pas concernés, parce qu'ils n'ont aucun patrimoine à transmettre.  

 

Comment justifiez-vous cette orientation politique de gauche dans vos travaux ?

TP : en tant que citoyens, on ne dissimule pas le fait qu’on est plus convaincus par des discours d’universalisme et de justice sociale du bloc de gauche, mais on ne dit pas que la gauche doit toujours être au pouvoir. On est d’abord pour une alternance politique. Mais nous préférons dire clairement pour quel bord on a tendance à voter, cela nous parait plus honnête.

Nous sommes des chercheurs citoyens, et c’est normal qu’on prenne des risques, qu’on se situe dans le débat politique, qu’on rende compte de ce qu’on a trouvé et de ce qu’en tant que citoyens on tire comme conclusions. Ça nous parait trop facile de se planquer dans un bureau : ne pas prendre position, ce n’est pas difficile. Nous mettons tout en lien, tous les matériaux sont rassemblés, tout est sur la table. Que vive le débat et le conflit politique !

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