Mathias Énard : "Je reste un optimiste. Des livres, on en écrira toujours".

Écrit par : Sylvain Bourmeau, directeur du journal AOC (Analyse Opinion Critique)
Licence : TDR
Publié le : 31/01/23

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Une photographie de Mathias Énard, portant des lunettes de vue noires, face à l'objectif.
Mathias Enard, Pierre Marquès TDR

Écrivain reconnu, Mathias Énard est également un passeur de littérature, à travers ses casquettes de traducteur et de producteur radio (L'Entretien littéraire de Mathias Énard, tous les dimanches sur France culture). Dans cet échange inédit porté par le journal AOC, il livre son regard lucide sur les mutations qui traversent le milieu du livre, sans jamais se défaire de sa passion sans borne pour la littérature.

Une photographie de Mathias Énard, portant des lunettes de vue noires, face à l'objectif.
Mathias Enard, Pierre Marquès TDR

En 2003, vous publiiez votre premier roman, La perfection du tir. Quel regard portez-vous sur la transformation du paysage éditorial français au cours de ces vingt ans ?

Mathias Énard : Lorsque je publie mon premier roman, non seulement j'habite à Barcelone, mais la littérature française contemporaine et même le milieu littéraire français me sont absolument inconnus. D'ailleurs, si Actes Sud publie mon premier livre ainsi que les suivants, c'est du fait de leur relation avec le monde arabe et ses auteurs, c’est pour cette raison que je leur avais envoyé le manuscrit. Mon rapport à la littérature passe d’abord par-là, avant d'arriver ensuite en Espagne et enfin en France. Ces vingt dernières années, je les ai consacrées à l’apprentissage de la littérature française d’aujourd’hui par les textes, et j’ai eu la chance de pouvoir parcourir le territoire, de librairies en librairies et de festival en festival.

Quelles sont les transformations les plus importantes ?

ME : Ce qui me frappe, c’est la place prépondérante qu’a pris l’auteur, le corps de l’auteur, dans le système littéraire. Lorsque j’ai commencé à publier, il s’organisait très peu de festivals, les rencontres en librairies étaient assez rares - aujourd’hui, il n’y a pas une seule ville en France qui n’ait pas mis en place des rencontres avec des écrivains, dans une librairie, à l’occasion d’un festival ou d’un salon du livre. Cette multiplication a véritablement transformé le paysage littéraire français : la présence physique des auteurs est devenue très importante, au moins autant que celle de leurs livres, si ce n’est plus. Autrefois, les auteurs et les rencontres étaient l’apanage des grandes villes : désormais, le « circuit littéraire » parcourt tout le pays.

 

Cela a t-il permis une internationalisation du monde littéraire ?

ME : Il est certain que ce phénomène s’est accompagné d’une ouverture vers l’étranger. Cela dit, les flux d’auteurs accueillis restent quand même extrêmement européens, voire un peu américains ou latino-américains, à la marge. L’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et le Sud-Est asiatique sont quasiment exclus. Non seulement les auteurs ne sont pas lus, mais ils ne sont pas traduits. C’est un aspect qui, malheureusement, a très peu changé.

 

La place considérable désormais prise par le « live », avec les festivals, les rencontres, a eu pour effet de démultiplier les temporalités. Comment vous êtes-vous adapté ? Comment passez-vous, par exemple, désormais d'un livre à l'autre ? Comment vous ménagez-vous le temps d’écrire ?

ME : Écrivain, c’est un métier double. Il y a le temps de l'écriture qui, par définition, est solitaire, plutôt renfermé, reclus. Et puis celui de la sortie du livre, qui est exactement l’inverse, qui demande de courir d’un festival à l’autre. Le pic, de ce point de vue, je l’ai atteint avec le Prix Goncourt, évidemment, qui reste un sommet en termes de rencontres publiques, en France d’abord, à l'étranger ensuite. À la fin, je n’en pouvais vraiment plus. Un roman est un objet limité en termes de sujet de discussions, donc forcément, les questions reviennent : quand on parle de Boussole, on ne va pas dériver sur le football. Au bout de deux ans d'orientalisme et de musique, je m’entendais répéter les mêmes phrases que j’avais déjà prononcées des centaines de milliers de fois et ça, c’est un peu effrayant. Cet effet de lassitude, on peut le voir d'une façon positive : il permet de se défaire complètement du texte, de passer à autre chose. Cette période donne à la fois envie d’écrire un nouveau livre, et en même temps, elle n’en laisse pas le temps, ce qui se révèle assez frustrant. L’envie est là, extrêmement forte, mais en même temps, impossible à réaliser
Ce qui est important, au fond, c’est de trouver un équilibre entre ces deux temporalités, présence physique de l'auteur et temps de création. Le gros avantage d’un prix comme le Goncourt, c’est de permettre, pour les ouvrages suivants, d’équilibrer un peu le rapport entre les deux.

 

N’y a t-il pas aussi un troisième temps, qui n’est pas celui du discours sur le livre, ni celui de l'écriture, mais celui d’avant l’écriture, celui, plus oisif, de l'émergence de l'idée du prochain livre ou d'enquête en vue de l'écriture ?

ME : J’écris des romans, mais c’est vrai que le travail de recherche préalable, le travail d’enquête font déjà pour moi un peu partie de l’écriture. L’idéal c’est de s’arranger pour que les voyages et les rencontres coïncident avec ce travail d’enquête, qu’il lui permette de démarrer.

 

Vous évoquiez l'importance du Goncourt, que pensez-vous du système des prix plus généralement ?

ME : Les prix littéraires sont un mal nécessaire, pour le dire très franchement. Ils ont des aspects positifs, en ce qui concerne les libraires et les ventes. Mais en même temps, ils restreignent l’attention du public à un petit nombre de titres. Obtenir un prix c’est parfait – mais pour un éditeur qui n’en reçoit jamais, c’est très difficile. Un grand prix littéraire augmente le niveau des ventes de livres, mais pas le nombre de livres qui deviennent des succès ! En réalité, les ventes se concentrent sur certains titres, les best-sellers vendus à des centaines de milliers d’exemplaires, alors que les tirages moyens sont en baisse. D’une certaine façon, les prix jouent contre la diversité de l’offre, alors que c’est justement l'aspect le plus important d'un système littéraire. Les prix littéraires, mettent un coup de projecteur sur quelques titres au lieu d’éclairer le plus grand nombre.

 

De cette diversité, vous devez avoir une idée plus précise depuis que vous produisez une émission sur la littérature pour France Culture. En quoi cette activité nouvelle a pu changer votre perception de l'état de la littérature contemporaine ?

ME : La radio est un poste d’observation assez magnifique, j’ai vue sur toute la production littéraire ou presque en matière de fictions, qu'elles soient françaises ou étrangères. La direction me laisse une liberté presque totale en matière de choix éditoriaux, ce qui est magnifique. Je peux m'intéresser à tous les romans, pourvu que leurs auteurs soient plus ou moins disponibles pour venir en parler à la radio. J’ai découvert des terres d'écriture, de territoires littéraires que je ne connaissais pas. La Suisse, par exemple, dont j’ignorais la puissance, la vivacité, l’importance de la littérature. Idem pour le Québec, pour rester dans cette francophonie que je connaissais somme toute assez mal. L’écosystème franco-français, parce qu’il est extrêmement puissant, a tendance à prendre toute la lumière, au détriment d’autres centres de production littéraire. Je n’avais jamais lu Marie-Claire Blais, par exemple, qui est malheureusement décédée l'année dernière, je ne la connaissais même pas avant de commencer la radio. J’ai découvert, très récemment, les romans de S. Corinna Bille, dont les récits reparaissent en poche, ou l’œuvre magique de Gustave Roud, entre poésie et photographie.
J’ai toujours éprouvé plus d’intérêt à écouter d’autres auteurs qu’à parler moi-même. À la radio, je peux interroger les écrivains sur leur travail et profiter pleinement de toute cette diversité de textes et de positions qu’ils offrent.

 

Cette diversité est fragile et le monde de l'édition change très vite en ce moment, de puissants mouvements concentration s’annoncent. Avec des effets possibles sur la librairie aussi. Comment observez-vous cela ?

ME : J’ai vraiment l'impression qu’une fracture est en train de s’opérer entre deux mondes qui communiquent de moins en moins. D’un côté, l’édition indépendante, qui est distribuée par un réseau de librairies, indépendantes elles aussi. Et puis de l’autre, les grands groupes, les éditeurs globalisés, dont les circuits de vente sont complètement différents, parce qu’ils reposent sur de grandes chaînes, sur les ventes en supermarchés, etc. J’ai la sensation que cette division se retrouve dans les livres, que ces deux modes de distribution se conforment à deux types de littérature qui se séparent eux aussi.

 

Est-ce à dire qu’on assiste, comme cela s’est produit dans le monde du cinéma, à une disparition du milieu ? Pascale Ferran a plaidé l’importance des films du milieu, faut-il défendre les livres du milieu afin que ces deux mondes ne se séparent pas totalement ?

ME : Heureusement, une littérature du milieu subsiste : il y a encore des éditeurs, au sein de ces grands groupes et de ces grandes marques, qui parviennent à fabriquer cette littérature-là. Mais pour combien de temps ? Il me semble tout de même qu’une fracture est en train de s'opérer entre ces deux mondes, ce qui veut dire, forcément, que la position du milieu n’est pas facile à tenir. En France, on a la chance d’avoir de grands groupes « du milieu » comme Madrigal ou Actes Sud qui, grâce à leurs catalogues, peuvent se permettre de maintenir une position centrale en faveur de la littérature.
Peut-être la crise actuelle touche-t-elle d’abord, en fait, la littérature étrangère. La littérature étrangère, parce qu’elle est plus chère, à cause de la traduction notamment, laisse beaucoup moins de place à la prise de risque. Ce qui nous en parvient est finalement de plus en plus mainstream, peut-être à 80 % maintenant, et à chaque fois un peu moins du côté de la littérature. Il reste pourtant des éditeurs qui continuent à prendre le risque de traduire des langues « exotiques » ou « lointaines », mais si peu… On traduit de moins en moins de l’arabe, du turc, du serbe ou du russe… Quand vous demandez à un éditeur quand pourra-t-on lire ceci ou cela en Français, on vous répond souvent : le premier ne s’est pas vendu, on arrête…
Que se passerait-t-il si les ventes baissaient drastiquement ? En fait, ce seront peut-être les plus petits éditeurs qui réussiront à tirer leur épingle du jeu. Les maisons d’édition moyennes et grandes, celles qui, justement, avaient jusqu’ici les moyens de mettre beaucoup d'argent dans les textes, seront les plus touchées.
Cette transformation du milieu littéraire est en cours, et pas forcément pour le meilleur. Même si je reste un optimiste de nature qui pense que, de toute façon, des livres, on en écrira toujours. L’humanité passe aussi par le livre, la lecture, le savoir, même si toutes ces pratiques, tous ces usages se transforment. Nous vivions sans doute une époque de transition entre deux modèles, un peu comme ce qu’a représenté la transition démographique pour l’humanité. Est-ce qu’internet et les nouveaux modes de consommation de la culture n’entraînent pas une transition comparable ? Finalement, la part du livre papier dans la culture se réduira, indéniablement, mais la littérature restera quand même extrêmement importante pour le vivant – sous d’autres formes.

 

Précisément, comment analysez-vous les effets de la mutation numérique sur la littérature et le monde éditorial ?

ME : Le numérique a ouvert des possibles. Mais je pense que la pandémie a également contribué à transformer les usages. Elle a révélé que, dans les moments de crise, le livre reste un refuge. Pendant le confinement, tout le monde s’est mis à en acheter au lieu de se jeter sur les livres numériques disponibles sur internet, ce qui paraît très surprenant. Contrairement au livre papier, les ventes de livres électroniques augmentent et pourtant, leur part de marché reste infime. En France, en tout cas. On a la chance, en France, d'avoir un réseau de librairies très dense. En comparant notre modèle à d’autres systèmes à l’étranger, on a l’impression que les gens achètent des livres électroniques par défaut, parce qu'ils n'ont pas de librairie à côté de chez eux…
Ce qui me fascine avec le livre électronique, c’est la possibilité d’accès qu’il offre : maintenant, on peut accéder à quasiment tout ce qui est tombé dans le domaine public, y compris des textes absolument oubliés du début du XVIIIe ou du XIXe siècle, et dans toutes les langues de la planète. On peut télécharger et lire, sur sa tablette, à peu près toute la littérature perse classique, par exemple. C’est magnifique, et en même temps, il faut protéger la création littéraire. On a vu pour l’industrie musicale à quel point les usages numériques ont mis longtemps à se stabiliser, et à quel point ce fut difficile de retrouver une forme d'équilibre permettant de soutenir pleinement la création. Le danger est là : que plus personne n’ait les moyens de se lancer dans un projet littéraire un peu ambitieux, c’est-à-dire un projet qui dépasse le stade de l’auto-publication, qui ne soit pas de la fan-fiction ou de la romance en ligne, ces contenus aujourd’hui très présents sur le web.

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