Nicolas Legendre : "L’agro-industrie est un monde viriliste, lié à des formes de dominations."

Écrit par : Luna Beaudouin-Goujon, Silas Chausse Meynard, Blanche Gaud et Alwena Le Tallec

Licence : CC BY-NC-SA

Publié le : 29/01/24

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Illustration d'après photographie de Nicolas Legendre. Réalisée numériquement, l'illustration représente le journaliste sur fond jaune, la tête tournée vers l'objectif. Il porte des lunettes, les cheveux poivre et sel et une chemise beige.
Nicolas Legendre, Loïcia Provost, CC BY-SA 4.0 Illustration d'après photographie de Nicolas Legendre. Réalisée numériquement, l'illustration représente le journaliste sur fond jaune, la tête tournée vers l'objectif. Il porte des lunettes, les cheveux poivre et sel et une chemise beige.

Nicolas Legendre est journaliste, auteur de livres et de documentaires. Dans son livre Silence dans les champs, il s’intéresse aux dessous du système agro-alimentaire breton. Il a été récompensé du prestigieux prix Albert Londres pour cette enquête dans laquelle il explique de quoi est fait ce « silence ».

Dans le cadre de leurs études, des étudiants de Sciences Po Rennes s'entretiennent avec quelques-uns des grands témoins invités aux Champs Libres. À l’occasion de sa venue aux Champs Libres, en novembre 2023, dans le cadre des Rencontres d'histoire consacrées à l'alimentation, ils ont pu rencontrer Nicolas Legendre.

Comment se passe la réception de votre livre depuis sa sortie ?

Depuis six mois, je fais des rencontres en librairie, en médiathèque, avec des associations, et ce à travers toute la Bretagne. Il n'y a pas forcément qu'un public convaincu : il y a des paysans, des non-paysans, des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes. Il y a aussi des gens qui m'écrivent, notamment pour me dire que le livre a fait écho à ce qu'ils ont pu vivre, ou que ça leur a permis de rassembler des pièces du puzzle, des choses qui étaient sous leurs yeux, mais qu'ils ne comprenaient pas.

 

Le livre est également devenu un objet politique…

Oui, il y a eu beaucoup de réactions publiques d'élus ou bien de responsables d'organisations et d'institutions agricoles. Je continue de voir une différence entre les discours et ce que les élus ou responsables peuvent me dire sous le sceau de l'anonymat...

 

Comment ont réagi les syndicats agricoles ?

La réaction du syndicat majoritaire, la FNSEA [1], est un peu sur la même ligne que celle de la droite bretonne. Ce n'est pas surprenant, puisqu’ils sont politiquement proches. Je peux prendre l’exemple d’André Sergent, président de la Chambre régionale de l'agriculture, qui s'est exprimé publiquement sur le livre, disant en substance que je n’ai pas le droit « de cracher sur l’agriculture bretonne ».

Les représentants du monde agro-industriel se défendent en disant que je parle seulement d’une minorité et qu’il ne faut pas faire de généralités.

 

Pensez-vous que le mot “paysan”, souvent utilisé dans votre ouvrage, est le symbole d’un statut particulier, d’un rapport à la terre qui se différencie de l’agriculture industrielle ?

J’ai fait une rencontre dans un lycée agricole, à Dol de Bretagne, où il y avait des fils d'agriculteurs, plutôt d’orientation FNSEA, qui, quand j'ai utilisé le mot « paysan », m'ont dit, « Attendez, arrêtez avec ça, le mot « paysan », ça nous fait passer pour des ploucs, des terreux ».

Je pense qu'il y a effectivement une ligne de fracture aujourd'hui, entre des gens qui utilisent plutôt le mot « paysan » et d'autres qui utilisent plutôt le terme « exploitant agricole ». Si on va à la racine des mots, c'est très clair que ça ne veut pas du tout dire la même chose. Un paysan, c'est celui ou celle qui travaille dans le pays, avec sa terre, son milieu, le vivant autour de lui. Le sens est fort, parce que ce n'est pas uniquement produire de l'alimentation, c'est aussi être l'acteur d'un territoire. L'exploitant, c'est celui qui exploite, ça renvoie à une logique extractiviste, productiviste.

 

Est-ce qu'il y a toujours une place pour ces "paysans" dans le système agricole ?

Nous sommes une civilisation qui a choisi, sans forcément le reconnaitre, de ne plus être paysanne. Cette rupture intervient au 19e, peut-être au 20e : nous avons collectivement décidé, consciemment ou non, qu'on ne serait plus des paysans. Le travail paysan associe la dimension physique et intellectuelle ; je ne pense pas que la raison de la difficulté du travail physique peut tout expliquer de cette orientation.

 

Mais alors, comment expliquer ce phénomène ?

Il y a d’abord des intérêts économiques, des intérêts de pouvoir qui entrent en jeu et, d'autre part, des représentations mentales d’autre part, ancrées dans l'inconscient collectif depuis le milieu du 20e siècle. Ces dernières considèrent que le progrès, c’est la croissance du PIB, la technoscience, la machine, la mécanisation, la robotisation, la voie de l'accomplissement de l'humanité, finalement. Ces motifs n’ont pas laissé place à d'autres chemins possibles pour nous, Bretons et Bretonnes, transformés en entrepreneurs au service d'un projet collectif, mais aussi très individuel : le projet de nourrir le monde. Pour moi, cela relève quasiment d’un fantasme religieux.

Illustration d'après photographie de Nicolas Legendre. Réalisée numériquement, l'illustration représente le journaliste sur fond jaune, la tête tournée vers l'objectif. Il porte des lunettes, les cheveux poivre et sel et une chemise beige.
Nicolas Legendre, Loïcia Provost, CC BY-SA 4.0 Illustration d'après photographie de Nicolas Legendre. Réalisée numériquement, l'illustration représente le journaliste sur fond jaune, la tête tournée vers l'objectif. Il porte des lunettes, les cheveux poivre et sel et une chemise beige.

Dans votre livre, un agriculteur lâche : « Moi, ce qui me fait le plus chier, c'est que tout le monde sait. » En effet, pourquoi malgré l’accumulation des constats partagés et des données sur les souffrances des agriculteurs rien ne semble changer fondamentalement ?

Je pense qu’on est globalement dans des transitions progressives alors qu'il faudrait des transformations et des ruptures. On avance un peu dans le secteur agricole et alimentaire, mais parfois on recule. Il y a par exemple des cultivateurs implantés en bio depuis plus de vingt ans en Bretagne, qui sont aujourd’hui contraint de faire marche arrière en raison de problèmes financiers, de surendettement notamment. Depuis 2017, nous sommes dans une phase de contre-révolution, pour étouffer toutes les contestations et remises en cause du système dominant.

 

Les femmes occupent une place à part dans ce le monde agricole. Pensez-vous qu'on peut faire un lien entre les dominations sur la nature et sur les femmes ?

L’agro-industrie, c'est un monde d'hommes, un monde extrêmement viriliste, lié à des formes de domination, sur le vivant et aussi sur son voisin humain. Dans le même temps, c'est un monde qui fonctionne pas s'il n'y a pas les femmes : elles sont à la ferme, à l'usine, caissières dans les supermarchés... Il a fallu attendre les années 1980 pour qu'elles aient un statut digne de ce nom dans les exploitations. Et le fameux travail à l'extérieur, dans la campagne, est une expression presque tabou. Le sous-entendu est qu’on n'arrive pas à faire tourner la ferme suffisamment, et que les femmes doivent travailler à l'extérieur pour joindre les deux bouts.

 

On a pourtant l'impression que la place des femmes évolue ?

Il y a des évolutions sociétales majeures, alors bien entendu, ça change. Mais l'agriculture est à la traîne sur le sujet. L’agro-industrie a beaucoup de moyens pour faire de la communication : il y a des campagnes de communication sur les agriculteurs bretons où on a l'impression que la moitié des agriculteurs sont des femmes. Mais, quand on regarde les chiffres, il y a moins de 30 % de femmes exploitantes, et pas grand-chose n'a changé.

 

On est face à un contexte de non renouvellement des générations agricoles. Pourtant, est-ce qu'il ne faudrait pas attirer beaucoup plus de personnes vers les métiers agricoles si l'on veut transformer le modèle ?

J’ai l’impression qu’on le dit, qu’on l’entend dans les médias : l’urgence est connue et énoncée, mais cela s’arrête là. Nos élus n’ont cependant jamais défini les solutions face à ce problème démographique. On court comme des canards sans tête à sonner l’alerte, mais sans chercher des mesures pour y remédier.

Il y a deux hypothèses : soit on continue la tendance actuelle, c’est-à-dire plus de mécanisation, de robotisation, de dépendance des fermes à tout un tas d'acteurs extérieurs, et la crise démographique s’amplifiera ; soit on considère que la dépendance à la pétrochimie et aux ressources non renouvelables n’est pas souhaitable et qu’il faut produire, mais avec moins de ressources. La seule solution, c’est plus de main-d’œuvre.

 

Vous évoquez la formation des futurs agriculteurs et agricultrices, est-ce qu’aujourd’hui cette formation évolue et se détache de l’agro-industrie ?

Le corps enseignant a évolué. Il y a toujours cette idée que deux mondes cohabitent, on apprend très largement aux élèves les méthodes agro-industrielles traditionnelles mais en utilisant moins de produits. On ne change pas la logique d'ensemble, on ajuste. Cette logique cohabite avec une approche agro-écologique des enseignements. J’ai le sentiment qu’il y a une espèce d'entre-deux, de cohabitation, que ce soit parmi les enseignants ou les élèves.


[1] FNSEA : Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles, premier syndicat agricole français.

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