Pierre Rosanvallon est historien et sociologue. Grand spécialiste de la démocratie, son œuvre met en lumière les mécanismes et les ressorts qui la font vivre. À l'occasion de sa venue aux Champs Libres pour présenter "Les institutions invisibles" (Seuil), il s'est entretenu avec des étudiantes de Sciences Po Rennes sur les crises qui menacent nos démocraties et nos sociétés.
L'année 2024 a été marquée par la campagne électorale américaine : alors même que Trump était candidat, il a multiplié les remises en causes de la procédure électorale, notamment sur sa défaite en 2020. Comment analysez-vous ce phénomène ?
Pour le camp Trump, la procédure électorale a en effet été perçue comme illégale et non pas seulement comme illégitime. Ce refus de considérer que l’on pouvait se mettre d’accord sur une règle aboutit à une absence de règle. Mais les démocraties sont une forme de société et non pas simplement des régimes politiques. Elles doivent organiser la coexistence pacifique entre des groupes et des personnes et définir des règles de justice, de comportements, et des valeurs admises par tout le monde.
Que dit le déroulé de cette campagne sur l’état des institutions démocratiques aux États-Unis ?
Cette campagne a montré que la démocratie devient impossible lorsque la société est radicalement opposée. On a vu s’affirmer deux Amériques qui ne comprenaient plus, qui ne se parlaient plus. Il ne s'agissait pas d'un véritable échange d'arguments, mais davantage d'une démonisation mutuelle.
Or, le point de départ de la démocratie est d’avoir des éléments de langage en commun. La démocratie, c’est aussi apprendre à parler ensemble la même langue. Lorsque les mots n’ont plus le même sens pour tous, la démocratie devient impossible. C’est ce qui s’est manifesté au cours de cette campagne. Indépendamment de l’impact qu’aura cette élection sur le reste du monde, elle est une leçon des menaces qui pèsent sur la démocratie et du vide qui peut s’ouvrir sous les pas des démocraties.
Face aux crises qui menacent les démocraties, vous soulignez l'importance de la légitimité, de l'autorité et de la confiance. Mais comment créer et entretenir la confiance, notamment en politique ?
La confiance ne peut être institutionnalisée de manière stricte, mais on peut faciliter sa création et son entretien. En France, des institutions comme l’Autorité de la Concurrence ou l’Autorité des marchés financiers contribuent à instaurer la transparence et la prévisibilité. En politique, on peut penser aux obligations de déclaration régulière des revenus et patrimoines des responsables publics, afin de prévenir la corruption et éviter les conflits d'intérêt.
Des sanctions plus sévères peuvent être envisagées, mais c’est surtout la transparence qui doit être renforcée pour maintenir la confiance. L’exemple de la Grèce montre que reconstruire la confiance entre la population et le politique suite à de grandes crises comme celle de 2008 peut être très lente. Une manière de la faciliter peut-être de rétablir le dialogue, notamment entre les jeunes générations et les responsables politiques de l’époque, pour comprendre les motivations de chacun à agir.
La confiance n'est-elle pas également celle que l'on a envers une forme d'autorité ?
Oui, la confiance envers une forme d’autorité est essentielle dans toute société. L'autorité, telle que conçue par les Romains, ne cherche pas à imposer mais à encourager l'autonomie des individus. C'est la légitimité de cette autorité, fondée sur le respect de la liberté des personnes, qui suscite la confiance. Des figures comme Simone Veil ou des institutions comme la Défenseure des droits incarnent cette autorité morale, qui se fonde sur des principes justes et pousse à réfléchir.
Dans les démocraties, la confiance se nourrit aussi de ce type d’autorité morale. À l’inverse, dans les régimes autoritaires, la confiance fait défaut car l'autorité n’est pas reconnue moralement, ce qui peut mener à une déconnexion entre les gouvernants et les gouvernés. En ce sens, la confiance et l'autorité sont intrinsèquement liées : sans autorité morale légitime, la confiance ne peut exister durablement.
"Le cinéma nous dit des choses sur la vie réelle et aujourd’hui, le langage politique est trop loin de ça".
Vous parlez justement de légitimité du pouvoir. Cette légitimité passe aussi par le langage politique…
Actuellement, il y a une distance entre le langage de la réalité et la façon dont parlent les gouvernants. Face à cet écueil, je porte un grand intérêt à la réalité que nous apportent parfois les romans et les films. J’ai récemment été voir le film « L’Histoire de Souleymane » (Abou Sangare, Nina Meurisse, 2024 – Pyramide Distribution) qui suit la vie quotidienne d’un livreur Uber sans-papiers.
Je dirais qu’ici, le cinéma nous dit des choses sur la vie réelle et aujourd’hui, le langage politique est trop loin de ça. La démocratie, c’est donner un langage à ce que vivent les gens. Comprendre la vie sensible permet de redonner toute sa légitimité au pouvoir, car ce dernier est en interaction positive avec les gens. Ainsi, il faut maintenant penser un nouvel art politique, une nouvelle façon d’agir.
Comment cultiver la confiance de la population envers les élites et les corps intermédiaires (partis politiques, syndicats, médias), alors même qu’ils font preuve de mépris à son égard ?
Construire de la confiance, c’est construire de la reconnaissance. La reconnaissance n’est là que si on a le sentiment que cette institution nous connaît et nous reconnaît. Dans les pays développés et en France particulièrement, il y a un biais rationaliste et technocratique qui pousse ceux qui gouvernent le pays à utiliser des appareils statistiques développés. Mais une vision trop technocratique se trompe de société.
Mais alors comment analyser et comprendre une société ?
La connaissance statistique résume, sans prendre en compte la chair, la vie de la société. Il faut l’analyser à partir des attentes, des espérances et des déceptions. Par exemple, les politiques n’avaient pas anticipé le mouvement des gilets jaunes car ils ne représentaient pas une catégorie statistique précise. Ses membres étaient issus de milieux divers, composés de gens aux métiers et revenus différents. Les gilets jaunes étaient en fait une communauté de ressentiment, qui se sentait oubliée et méprisée. On observe ici une autre façon de faire du commun.
Je pense que dans une société, tout le monde a quelque chose à dire à travers sa propre expérience. C’est notamment dans cette perspective que j’ai écrit Les épreuves de la vie, afin de souligner les trajectoires individuelles de millions de français. Chacun a quelque chose d’intéressant à dire et à faire, notamment à travers sa propre expérience du monde.