Les concepts forgés par Karl Marx pour analyser notre rapport au travail sont ils toujours pertinents ? Dans cet entretien avec des étudiants de Science Po Rennes, Stéphanie Roza, auteure de Marx contre les GAFAM (éd. PUF), montre comment la pensée de Marx peut encore être utiles à celles et ceux qui se placent dans la perspective de l’émancipation.
La gauche doit-elle repenser son rapport au travail ?
Plutôt que de rejeter la valeur travail, il est essentiel de se battre pour des conditions permettant à chacun de s’y épanouir. D’après Marx, un travail non aliéné est au cœur de l’accomplissement humain. Une tendance à gauche tend aujourd’hui à minimiser son importance. Or, l’être humain ne se réalise pas uniquement dans le loisir : sa dignité passe par l’acquisition de compétences et d’habilités qu’il peut mobiliser dans un travail où il apporte sa touche personnelle.
Certains métiers sont pourtant très pénibles…
Oui, La question des conditions de travail est essentielle. Si je prends l’exemple d’un métier dans un EHPAD, cela peut être l’horreur absolue si l’on manque de moyens : des horaires indécents, trop de personnes à s’occuper… En revanche, si les conditions de travail sont bonnes - c’est-à-dire si l’on a le temps de discuter avec chacun, de prendre soin des gens - un métier passion est possible.
Aussi, il y a aussi la question de la démocratie au travail, c’est-à-dire notre possibilité et notre capacité à participer à la prise de décision de l’entreprise par exemple. Il faut ainsi démocratiser le travail pour lui redonner du sens et améliorer le rapport entre l’individu et ce qu’il produit.
Vous évoquez également le droit à la formation tout au long de la vie ?
À gauche, certains prônent l’allongement de l’école obligatoire : c'est une idée que je rejette. Il faut permettre aux élèves de quitter le système scolaire s’ils le souhaitent, à condition qu’un véritable droit à la formation continue leur soit assuré. Cela nécessite une refonte du système scolaire.
Que pensez-vous des statuts d'auto-entrepreneurs et autres freelance ?
Ce qui est compliqué dans le cas des travailleurs indépendants - notamment des auto-entrepreneurs livreurs ou chauffeurs Uber - c’est que leur précarité est souvent plus élevée que celle des salariés. Certains sont sans papiers, d’autres viennent d’arriver sur le territoire, sans famille sur place, ce qui les distingue du reste de la classe populaire.
Surtout, le statut d’auto-entrepreneur peut en séduire certains. Une enquête menée sur les chauffeurs Uber montre que seule une minorité a intenté une action en justice pour être reconnue comme salariée de l’entreprise. En effet, une partie de ces travailleurs est perméable à l’idéologie néolibérale : l’illusion d’être son propre patron, de choisir ses clients et ses horaires – largement illusoire – les convainc
Comment expliquez-vous ce phénomène ?
La force du capitalisme néolibéral est de persuader une partie du monde du travail, des opprimés et des salariés, qu’il leur est bénéfique.
En réalité, l’autonomie au travail n’est qu’une illusion. Les salariés ne disposent pas des moyens nécessaires pour bien faire leur travail. De plus, les objectifs fixés sont souvent inatteignables. En fin d’année, si les objectifs ne sont pas atteints, les salariés sont sanctionnés. Ce mécanisme a engendré une souffrance au travail considérable, comme l’a d’ailleurs montré une étude menée auprès des cadres d’IBM dans les années 1990.
Toutefois, il faut reconnaître que certains salariés et auto-entrepreneurs ont réellement gagné en autonomie au travail. La situation est donc complexe. Si environ 30 % des travailleurs déclarent souffrir au point de douter de leur capacité à tenir jusqu’à la retraite, cela représente à la fois beaucoup et peu. Les 60 % restants, quant à eux, soit ne perçoivent pas leur aliénation, soit trouvent une satisfaction suffisante dans leur travail.
Un engagement artistique peut-il transformer la société à travers une critique de l’aliénation au travail ou son impact reste-t-il limité à un simple sursaut éphémère ?
Une dénonciation comme celle-ci ne peut pas suffire à elle-même. De manière générale, seuls des travailleurs organisés en action collective peuvent réellement faire bouger les choses.
Pensez-vous que le capitalisme est devenu impassable ou peut-on dire que les discours anticapitalistes sont les "idiots utiles" du système ?
Le capitalisme est plein de ressources : il a réussi à agréger des contestations sociales et c’est d’ailleurs pour cela qu’il est difficile à dépasser. Le capitalisme détourne les luttes sociales, même s’il faut reconnaître certaines concessions. Les personnes qui ont contesté, par exemple, pour l’assurance maladie, la retraite par répartition, la condition des hommes et des femmes, ont permis des progrès humains considérables, et ces progrès n’auraient pas eu lieu sans contestation.
Historiquement, à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, les contestations - notamment du parti communiste en France - et la concurrence des modèles ont obligé à des concessions. Bien que la société capitaliste porte des progrès, il nous incombe d’en faire la critique. Celle-ci ne doit pas tomber dans la caricature d’un capitalisme apocalyptique.